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Pions empoisonnés : Episode 9


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A treize heures cinquante-cinq, l’arbitre Jha Singh convie les grands maîtres à rejoindre la table de jeu afin de procéder au tirage au sort des couleurs, qui alterneront au cours des parties suivantes. Cette opération s’effectue de manière la plus prosaïque qui soit : au creux de l’un de ses poings, Jha Singh dissimule un pion blanc puis, tendant ses deux bras en direction du tenant du titre, l’invite à faire son choix. C’est ainsi qu’opèrent tous les joueurs d’échecs du monde pour désigner celui qui bénéficiera de l’avantage du trait. D’un geste prompt, Boris Bronstein pointe la main droite qui dévoile une paume vide : c’est à son adversaire qu’échoiront les blancs pour la première partie du match.

Sans plus attendre, les grands maîtres s’installent de part et d’autre de l’échiquier dans leur confortable siège à accoudoirs, puis se serrent la main en silence avant que l’arbitre n’enclenche la pendule qui rythmera les phases de leur combat.


Rezvani avance aussitôt son pion roi de deux cases, mouvement initial qui est loin de surprendre le Champion du monde : son adversaire - inconditionnel admirateur du légendaire Bobby Fischer qui nantissait volontiers 1. e2-e4 d’un humoristique point d’exclamation, symbole échiquéen dénotant un bon coup – n’a jamais joué d’autre début au cours de sa jeune carrière. Bronstein s’abîme néanmoins dans la réflexion, le regard curieusement levé vers les dorures du plafond, comme s’il y recherchait la clé du choix de sa défense. Portant à nouveau son attention sur l’échiquier, il empoigne finalement son Cavalier roi pour le visser sur la case f6 : un coup provocateur, constitutif de la défense Alekhine, baptisée ainsi en hommage à son créateur. Bronstein, avec l’aide de son comparse Per Hansen, a spécialement préparé pour le match cette défense qui jamais auparavant n’a fait partie de son répertoire d’ouvertures. L’effet de surprise, subtile arme psychologique du joueur de compétition, porte un léger coup au moral du challenger qui escomptait ferrailler contre une défense sicilienne, dont Bronstein est l’un des plus experts théoriciens. C’est néanmoins sans hésitation qu’il riposte par le coup approprié. Loin d’imaginer que Bronstein se hasarderait à cette défense réputée peu ambitieuse, il ne s’y est sérieusement préparé, mais, rapidement, puisés dans sa banque de données cérébrale, émergent à sa conscience les schémas de jeu caractéristiques de la défense Alekhine qui vont orienter ses choix stratégiques. Son bagage théorique est du reste suffisamment étoffé pour affronter avec sérénité la plupart des lignes de jeu susceptibles d’être choisies par son adversaire.

Les deux grands maîtres ont joué a tempo la suite de coups qui aboutit au système moderne. Désireux d’éviter la ligne principale analysée sous toutes ses coutures par des générations de théoriciens, Bronstein en dévie toutefois précocement afin de conduire la partie hors des sentiers rebattus.

Au quarante-cinquième coup, Rezvani médite longuement, les tempes enserrées entre ses paumes, en dépit de la menace de zeitnot qui se profile – il lui reste à peine douze minutes alors que le cadran de son adversaire en affiche vingt-huit. Les secondes, puis les minutes, inexorablement s’égrènent, sans que le grand maître ne se départe de son impassibilité. Seul son regard pénétrant qui n’a de cesse de parcourir l’échiquier le long de ses diagonales, colonnes et traverses, trahit l’intensité de sa réflexion. Les dernières fatidiques cinq minutes sont désormais entamées et Rezvani ne s’est toujours pas résolu à déplacer pion ou figure. Face à lui, le champion de monde, rencogné dans son fauteuil en une posture faussement décontractée, ne quitte pas pour autant des yeux l’arène aux soixante-quatre cases, maintenant sa concentration à son acmé.

Alors que son cadran vient d’afficher les trois minutes restantes, le grand maître iranien se décide enfin à jouer un pion avant d’enclencher la pendule. Lentement, Bronstein meut son corps en avant pour se pencher à nouveau sur l’échiquier. Sur son front s’imprime un pli soucieux, en dépit du considérable avantage procuré par son avance au temps qui lui permettrait d’envisager l’avenir proche avec sérénité. Il comprend instantanément que ce mouvement de pion, longuement mûri, dénote une conception subtile remettant en cause ses probabilités de gain. Il n’a quoiqu’il advienne d’alternative que de capturer l’indésirable, planté comme une épine au cœur de son camp. Rezvani déroule sans surprise les phases de son plan : sa Dame retrouve sa toute-puissance sur la diagonale ouverte par son quarante-cinquième mouvement. S’ensuivent quelques coups forcés et quand vient l’heure pour le grand maître iranien de jouer le cinquante-et-unième, il ne lui reste qu’une trentaine de secondes. Saisissant promptement sa Tour, il l’offre délibérément en sacrifice par la capture d’un pion protégeant le roque adverse, un don que ne peut décliner le Champion du monde sous peine d’un mat en deux coups. Les deux joueurs se regardent alors et sans échanger une parole scellent la paix par une poignée de mains, la prise de la Tour blanche ayant pour suite évidente l’échec perpétuel – ultime recours des joueurs en situation précaire.


L’arbitre s’approche de la table de jeu pour s’emparer des feuilles de partie que viennent de signer les joueurs, avant d’annoncer le résultat au micro.

- La première partie du match pour le titre de Champion du monde s’achève sur un score nul. Onze parties restent à jouer. La prochaine débutera demain, dimanche 7 juin, à quatorze heures.

Le mutuel respect que se témoignent les grands maîtres se traduit par une dernière poignée de mains, sous les applaudissements nourris d’un public qui, visiblement, a goûté la qualité de jeu produite par les compétiteurs autant qu’il a vibré au spectacle de leur combat sans compromis.


Il est près de dix-neuf heures et tandis que les spectateurs commencent à se lever de leur siège pour s’ébranler vers la sortie du salon d’apparat, Rezvani et Bronstein ne semblent pas le moins du monde pressés de les imiter, en dépit de la lassitude engendrée par les cinq heures de jeu. Comme s’ils étaient encore sous l’emprise de leur long face-à-face qui n’aurait d’autre issue que sa poursuite par une froide analyse en commun de leur partie.

Venues des premières rangées de fauteuils où elles sont restées docilement cantonnées durant le match, s’agitent cependant, aux confins opposés de l’estrade, d’impatientes silhouettes qui s’avancent bientôt pour presser les deux protagonistes de lever l’ancre. Ce n’est pas sans renâcler que ces derniers obtempèrent finalement aux sollicitations intempestives de leur suite, étayées par une litanie d’imparables arguments : l’impérieuse nécessité du repos, l’imminence de la séance de relaxation, ou encore l’alléchante perspective du dîner marocain offert aux champions par la direction de l’hôtel…


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