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Pions empoisonnés : Episode 8


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6 juin


Brève et sobre devrait être la cérémonie d’ouverture, qui serait conjointement orchestrée par le Président de la Fédération internationale des échecs, le très controversé milliardaire ouzbek Soultan Boukharov, celui de la Fédération royale marocaine et le maire de Marrakech. Chacun prononcerait une brève allocution avant que l’arbitre principal de la rencontre, l’Indien Jha Singh, n’énonçât les points de règlement qui la régirait.

Aucune de ces personnalités, non plus que les membres des délégations de l’État hébreu et de la République islamique d’Iran, ne souhaitaient prolonger outre mesure la cérémonie et la présentation officielle des candidats au titre. Plus courtes seraient-elles, moins probables seraient les risques d’incidents diplomatiques prématurés entre les deux camps. C’est ce qu’avait confié le maire au commissaire Benmansour.

- La cérémonie inaugurale ne s’éternisera pas, ā ssi Abdelaziz, assura l’édile.

- Tant mieux, tant mieux, ā ssi Lahcen, répondit laconiquement le commissaire, se réjouissant en silence de cette excellente nouvelle, lui qui ne détestait rien tant que subir ces interminables discours, généralement prétextes à ne mettre en valeur que la personne de leurs orateurs. Il en a eu son content de ces obligations au cours de sa longue carrière, se retrouvant plus d’une fois à sommeiller durant des péroraisons particulièrement soporifiques, avant que l’un de ses voisins ne l’éveillât d’un discret coup de coude.

Une fois achevés les laïus officiels, faisant en termes choisis les panégyriques des champions en présence, Jha Singh, avec dans son sillage Raul Cienfuegos, l’arbitre cubain qui l’assistera, s’avance vers un micro pour préciser les modalités de la rencontre.

- Le match se déroulera en douze parties, chacun des candidats ayant la latitude de solliciter une journée de repos durant celui-ci. Si le score est nul à l’issue de ces douze parties, l’on procèdera à des prolongations sous forme d’une série de six parties de vingt minutes, puis, le cas échéant, à une épreuve finale de blitz, dite de la mort subite, dont le vainqueur sera proclamé Champion du monde.

Le commissaire, anonymement perdu au sein du public, loue l’arbitre d’avoir été aussi concis, évitant de noyer sa présentation dans de superfétatoires détails. Il s’étonne par ailleurs que ni l’un, ni l’autre des adversaires n’aient formulé d’exigences particulières quant aux conditions de jeu. Il a en effet eu écho de Championnats du monde qui, par le passé, ont vu leurs protagonistes faire assaut de revendications saugrenues, parfois assorties de chantages, concernant d’absurdes bagatelles, tels la hauteur de leur siège, les conditions d’éclairage, l’isolement par rapport au public et tutti quanti. Le paranoïaque mais néanmoins génial Bobby Fischer, sacré Champion du monde en 1972, fut sans conteste celui qui porta au paroxysme ces procédés excentriques.


Les grands maîtres Bronstein et Rezvani sont assis à distance, précautionneusement nichés au sein de leur délégation respective. Aucun des deux ne paraît outre mesure impressionné par le décorum et le cérémonial, non plus que par les discours laudateurs à leur endroit des intervenants successifs. Ils paraissent même singulièrement absents, comme si tous ces préliminaires ne les concernaient nullement et que, déjà, leurs intimes pensées se tournaient vers ce qui leur importe en vérité : le pur combat sur l’échiquier.


Le commissaire Benmansour, quant à lui, se prend fugitivement à douter… Les cérémonieux précédents à la rencontre sont empreints d’un tel consensus et d’un tel formalisme qu’il commence à croire que ses appréhensions quant à de potentiels incidents sont totalement dépourvues de fondement. Face aux membres des deux délégations, impassiblement alignés sur l’estrade, il peine à les imaginer ourdissant des complots et tramant des manœuvres qui viseraient à saboter le match. Qui plus est, la banderole de la Fédération internationale des échecs, appendue au-dessus de la brochette de ces honorables personnalités, ne porte-t-elle pas son œcuménique devise Gens una sumusNous sommes une famille, traduit-il mentalement, se remémorant ses rudiments de latin – qui postule implicitement qu’hors l’arène des soixante-quatre cases il ne saurait exister de conflits opposant les adeptes du noble jeu, quelles que soient leur nationalité, leur origine ethnique, leurs convictions religieuses ou toute autre caractéristique distinctive fondant leur diversité.

Instruit par l’expérience, il se garde néanmoins de tout angélisme. Il sait, en raison de sa carrière longue et de sa culture vaste, que ce genre de profession de foi pèse peu face au poids des enjeux idéologiques. Il se souvient que le jeu d’échecs a, par le passé, trop souvent été pris en otage lors d’importantes compétions telles que le Championnat du monde. Il reste par conséquent convaincu que sa vigilance ne doit se relâcher, non plus que ne doit être pour l’heure allégé le dispositif de veille qu’il a mis en place.


L’incident qui se produit avant même que ne se joue le premier coup de la rencontre le conforte du reste dans ses sagaces résolutions.

Les photographies des seize champions du monde du passé ont été exposées sur les murs du salon d’apparat où se va se dérouler le match, en hommage aux illustres prédécesseurs de Bronstein. Les portraits de William Steinitz, Emmanuel Lasker, José Raul Capablanca, Alexandre Alekhine, Max Euwe, Mikhaïl Botvinnik, Vassily Smyslov et Mikhaïl Tal font face en une rigoureuse symétrie à ceux de Tigran Petrossian, Boris Spassky, Bobby Fischer, Anatoly Karpov, Garry Kasparov, Vladimir Kramnik, Vishanathan Anand et Magnus Carlsen, tandis que celui de Boris Bronstein, tenant actuel du titre, trône au-dessus de l’estrade, à l’aplomb de la table de jeu. Le regard baissé, scrutant un échiquier avec un froncement de sourcils, le grand maître portraituré pourrait aussi donner l’impression aux spectateurs qui lui font face d’un juge s’apprêtant à rendre son verdict à l’observation des parties qui se dérouleraient sous ses yeux. Cela n’échappe pas à la délégation de la République islamique d’Iran dont deux des membres, sitôt achevés les discours inauguraux et la déclaration arbitrale, manifestent bruyamment leur souhait de déposer une réclamation. Se présentant respectivement comme attachés spéciaux du vice-président, chef de l’organisation du sport, et du ministre de l’Intelligence, ils exigent que soit décroché le portrait du Champion du monde en titre, la présence de ce dernier ne visant qu’à déstabiliser leur candidat. Des termes accusateurs, tels manipulation, manœuvre déloyale, privilège inadmissible, ponctuent la diatribe de l’envoyé du chef de l’organisation du sport. Sans aller jusqu’à évoquer un complot sioniste, la langue de bois dont il use le sous-entend de façon implicite.

Dès la prise de parole de l’officiel iranien, le grand maître Rezvani a blêmi, tandis que ses traits, douloureusement, se sont crispés, dénotant le trouble qui l’envahissait. On le sent prêt à s’avancer pour intervenir, mais une poigne ferme le retient par le bras afin de l’en dissuader.

- Reste tranquille, grand maître, nous protégeons tes intérêts, lui intime à l’oreille Mohammad, l’un de ses préparateurs mentaux.


- Eh bien, ça n’a pas tardé ! Nous y voilà, constate en silence le commissaire Benmansour.


Les Israéliens, faisant corps autour de leur champion, n’ont jusque-là bronché, mais à l’issue de la philippique proférée par le représentant de la République islamique, s’avance à son tour le grand maître Bronstein, cause indirecte de l’incident, pour rompre le silence de mort qui a soudainement envahi le salon d’apparat.

- Le grand maître Rezvani et moi-même étant les premiers concernés par les conditions dans lesquelles se déroulera ce match, je sollicite auprès des organisateurs l’autorisation d’avoir en privé un entretien avec mon adversaire. Nous vous ferons ensuite part de notre décision quant au sort à réserver à ce portrait de la discorde.

Aussi bien les officiels de l’État hébreu que ceux de la République islamique d’Iran sentent la situation leur échapper suite à cette déclaration marquée du sceau du bon sens. Leur camp respectif est agité de remous divers en même temps que s’y amorcent des discussions à voix basse.

Assis derrière la longue table qui occupe une partie de la tribune, Soultan Boukharov et Jha Singh semblent décontenancés par la tournure prise par les événements. Penchés l’un vers l’autre, ils entrent en concertation tandis que Raul Cienfuegos dissimule son embarras en brassant fiévreusement une liasse de points de règlement, en une vaine quête de solution. Le maire, quant à lui, s’est opportunément éclipsé, requis à ses dires par l’inauguration imminente d’un nouveau complexe de riads dans le quartier de la Menara

L’auditoire, un temps coi, commence à son tour à bruisser. Les interprètes, qui jusqu’à l’incident traduisaient en arabe marocain les propos des intervenants formulés en langue anglaise, sont dès lors devenus muets. De fait, pour la majeure partie des spectateurs les événements auxquels ils assistent demeurent foncièrement énigmatiques. Cependant, au sein de la légion de jeunes joueurs du Menara Échecs Club présents dans la salle, ceux en âge d’étudier l’anglais s’efforcent de transmettre aux autres ce qu’ils ont confusément compris de l’imprévisible imbroglio. Rapidement, par l’intermédiaire du téléphone arabe, l’affaire du portrait est portée à la connaissance de l’ensemble du public, provoquant d’unanimes murmures de contrariété.


Soudain frémit la moustache ouzbèke, tandis qu’un poing autoritaire, qui réclame le silence, s’abat sur la table.

- Grand maître Bronstein, ta demande est irrecevable. Elle outrepasse tes droits et devoirs de joueur. Seule la Fédération internationale des échecs, autorité organisatrice dont, je te le rappelle, je suis le président, est habilitée à régler ce genre de questions. Je décide en conséquence d’ajourner le match jusqu’à ce que je statue sur les suites à donner à la requête de Monsieur l’attaché spécial du vice-président iranien, chef de l’organisation du sport, proclame Soultan Boukharov sur un ton qui ne tolère aucune réplique.


L’antipathie entre Bronstein et Boukharov est notoire et ne date pas d’aujourd’hui. L’exécration du premier à l’égard des autocrates de toute espèce n’a d’égale la volonté farouche du second de mater les fortes têtes qui s’opposent à sa personne.

Nullement impressionné par la sentence assénée par le président, l’intéressé affûte sa réplique et sur un ton de miel l’interpelle à son tour.

- Président Boukharov, connaissant ta capacité de discernement, tu conviendras que si je te fais humblement, à titre personnel, la demande de décrocher ce portrait qui heurte ma modestie, tu ne pourrais qu’y souscrire...

Pris au dépourvu, Boukharov reste sans voix. On le sent chercher désespérément une riposte afin de garder la main et ne perdre la face.

- Grand maître Bronstein, finit-il par maugréer, je consens à accéder à ta demande que je juge raisonnable. Messieurs les arbitres, l’incident est clos, je vous prie d’établir le procès-verbal de ma décision, motivée par le respect de l’équité, ajoute-t-il sur un ton péremptoire.

Par une pirouette dont il est coutumier, le président Boukharov, bourrelé de suffisance, se convainc lui-même qu’il a gagné le bras de fer l’opposant au grand maître.


- Quel matamore ! Qui est ce bouffon, Abdelaziz ? interroge l’inspecteur Idrissi qui a rejoint le commissaire dans la salle quelques instants plus tôt.

Ce dernier, qui connaît par cœur la biographie du quidam, lui en délivre des bribes.

- Soultan Boukharov. Soixante-six ans. Un tyranneau ouzbek. Issu d’une famille d’éleveurs nomades. A bâti une colossale fortune sur les ruines du communisme. Détient des pans entiers de l’économie de son pays et des républiques voisines : énergie, transports, médias, coton… Mange à tous les râteliers, fricote avec les milieux d’affaires chinois. Ses relations avec les mafias russes restent à confirmer. N’a jamais eu suffisamment d’envergure ni de charisme pour entreprendre une carrière politique. En quête d’un poste de prestige, il a brigué il y a deux ans la présidence de la Fédération internationale des échecs. Piètre joueur au demeurant, il est parvenu à se faire élire, probablement grâce à des dessous-de-table versés à des Fédérations nationales minées par la corruption.

- Je vois… Charmant individu. Il m’est de plus en plus sympathique ce Boukharov… Mais que s’est-il exactement passé avant mon arrivée ? Pourquoi cette embrouille avec Bronstein au sujet de son portrait ?

Benmansour l’instruit du contexte en retraçant dans ses grandes lignes l’historique de l’incident provoqué par les Iraniens.

- Si je comprends bien, c’est un coup de maître que vient de jouer Bronstein !

- Un homme très intelligent… Il a parfaitement manœuvré, aussi bien qu’il sait le faire sur un échiquier. Et il a complètement désamorcé la mine posée par les Iraniens.

- Mais pour en revenir à ce Boukharov… Risque-t-il de nous causer des soucis ? Le portrait que tu m’en as dressé ne me dit rien de bon. Que fait-on avec lui ?

- Rien pour l’instant. Il a tout intérêt à ce que le match se déroule sans anicroches, car dans le cas contraire il aurait beaucoup à perdre. Il est trop imbu de sa personne et de sa fonction pour se risquer à entrer en conflit avec l’une ou l’autre des parties… Nous ferons sa connaissance en temps voulu, il nous mangera dans la main, khouya, je peux te l’assurer.

Durant cet échange entre les deux policiers, un employé de l’hôtel vient dépendre le portrait controversé sous les regards triomphants des officiels de la République islamique. Le grand maître Rezvani, quant à lui, a l’esprit encore agité de sentiments contradictoires mais retrouve peu à peu sa sérénité entamée par l’incident. A force de coups d’œil à la dérobée, il finit par attirer l’attention de Bronstein qui esquisse, lui semble-t-il, un sourire de connivence. Adversaire, mais aussi allié, croit comprendre le joueur iranien…

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