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Pions empoisonnés : Episode 7




9

Marrakech, 5 juin


Pour accueillir le grand maître israélien et sa suite, une réception formelle est organisée au Blue Note, le piano-bar de l’hôtel qui jouxte la piscine. Après l’incontournable speech de bienvenue du directeur, sont servis à volonté cocktails de jus de fruits, verres de thé à la menthe et pâtisseries. Pour couronner le tout est donnée une série de petits spectacles de danses, chants et percussions, dans le style gnawa. Cette cérémonie de bon aloi charme Boris Bronstein qui complaisamment lève son verre au toasts qui lui sont portés, n’ayant cependant d’autres pensées en tête que celles de plonger dans les eaux tentantes du bassin avant de se cloîtrer dans ses appartements pour vérifier une fois de plus les variantes d’une préparation inédite, concoctée à l’occasion de ce Championnat du monde.


De son côté, l’inspecteur Idrissi parvient à capter discrètement l’attention du directeur, momentanément seul au détour d’une allée, pour le distraire un court instant de ses occupations.

- es-salām ali-koum ! la bāss ? Plus tard, plus tard, je suis très occupé, ā ssi inspecteur, anticipe le directeur.

- el-hemdou l-el-Lāh ! Juste une minute, c’est très important, je souhaiterais instamment consulter le registre des entrées… C’est pour les besoins du service.

- wāha ! Suis-moi jusqu’à la réception, se résout en soupirant le manager surmené, afin de respecter la promesse de collaboration inconditionnelle qu’il a donnée aux autorités policières.


En consultant le registre, Idrissi constate que le directeur a fait preuve de bon sens en répartissant les Iraniens et les Israéliens dans des chambres situées aux ailes opposées du complexe hôtelier. Il détaille la liste des occupants de l’étage israélien.

Voyons… B. Bronstein, grand maître international d’échecs, Israël, ch. 201… P. Hansen, entraîneur, Danemark, ch. 203… Dr. Benyamin, sophrologue, Israël, ch. 205… M. Guedj, président de la Fédération israélienne des Échecs, Israël, ch. 207… Ah, tiens ! J. Pérez, chef d’entreprise, Espagne, ch. 202… J. Manzanares, directeur import-export, Espagne, ch. 204... Ces deux-là logent juste en face des grands maîtres Bronstein et Hansen… Bizarre autant qu’étrange !

Il continue de parcourir la liste… S. Papadopoulos, chef d’entreprise, Grèce, ch. 206… K. Sparkis, directeur de société, Grèce, ch. 210… Hum ! C’est on ne peut plus louche, ça fait beaucoup de businessmen dans le secteur des Israéliens… Ils sont décidément très forts pour brouiller les pistes... Abdelaziz a eu du flair !

Il lui reste une petite vérification à effectuer auprès du réceptionniste pour être sûr de son fait.

- Ces chambres, interroge-t-il en désignant les numéros de celles des hommes d’affaires, c’est vous qui les avez attribuées ?

- la ! ā sīdi, elles ont été réservées par des agences sur Internet. Elles ont versé des arrhes. Ces chambres, pas d’autres, elles ont toutes précisé… Des agences différentes… Les chambres étaient destinées à des gens importants, des hommes d’affaires… On a dû faire déménager des clients… Elles étaient très… convaincantes.

- choukrane ! Tu as une excellente mémoire, toi !

- bla jmīl, ā sīdi, à ton service.

En s’éloignant du comptoir, l’inspecteur Idrissi se frotte les mains de satisfaction. Hé ! Hé ! Excellent boulot, Fouad ! se félicite-t-il avec une certaine complaisance. Informons immédiatement le commissaire.

- Les deux de la Laguna et tes deux Espagnols ont réservé des chambres en face de celles des Israéliens, résume-t-il. Il s’agit certainement d’hommes appartenant aux services secrets… Le Mossad ?

- Sans doute, sans doute… Protection rapprochée… Ça peut nous faciliter la tâche, incha I-lāh ! J’espère seulement qu’ils se cantonneront à ce rôle.

- Que veux-tu dire par là ? Ils pourraient espionner les Iraniens, par exemple ?

- Je n’en sais fichtrement rien ! Pas de supputations hâtives… En tout cas, il va falloir garder un œil sur eux. Tu es sur le coup, khouya !

- wāha ! T’inquiètes, je ne vais pas les lâcher d’une semelle !


Tout en poursuivant cette conversation téléphonique, l’inspecteur s’en est retourné aux abords de la piscine, dans laquelle la suffocante chaleur de cet après-midi de juin a précipité une fournée de touristes. Il aperçoit, fendant la molle masse des corps immergés, le grand maître Bronstein qui, imperturbable, aligne les longueurs sous les regards intrigués de spectateurs indolemment étendus dans les transats alignés tout autour du bassin.

Consciencieux, il jette un coup d’œil circulaire afin de localiser les hommes qu’il est chargé de surveiller, les soupçonnant de rôder dans les parages. Sous les claies en roseau qui abritent quelques tables, il repère finalement, déambulant tout en sirotant des jus de fruits, un duo insolite dont l’habillement tranche avec les tenues nonchalantes et décontractées des vacanciers. Ray-Ban opalescentes, chemises sombres cintrées, baskets de marque en cuir, costumes décontractés, coupes de cheveux ultracourtes et barbes de trois jours, ils n’ont pas non plus l’allure compassée des hommes d’affaires qui peuplent à Marrakech les séminaires d’entreprise.

Les señores Pérez et Manzanares, présume-t-il. Ils ne font pas illusion avec leur accoutrement. Repérables comme le nez au milieu de la figure !


Abdelaziz Benmansour n’est plus fait pour ces longues attentes. L’impatience, cette funeste ennemie du policier, l’a irrémédiablement gagné. Le spectre de la vieillesse approchant a engendré chez lui un impérieux besoin d’emplir sa vie d’incessantes occupations pour fuir l’uniformité déprimante de journées sans surprises.

Aussi tourne-t-il et vire-t-il à présent, tel un fauve dans son enclos, dans le hall de l’aérogare, entre deux cafés engloutis sur le pouce à la cafétéria de la galerie. À sa fièvre vient s’ajouter une sourde irritation lorsque, lorgnant pour la énième reprise le tableau déroulant des arrivées, il lit : CASABLANCA ATLAS JET… DELAYED 35 MINUTES

Merde ! Foutu avion ! peste-t-il, tout en se dirigeant d’un pas nerveux vers le comptoir d’Atlas Jet.

- Problème technique, rien de grave, repartit une impassible hôtesse d’accueil à sa demande d’explications.

Benmansour doit se contenter de cette réponse évasive, admettant que son interlocutrice n’en sait elle-même pas davantage. Ce retard… Il se prend fugacement à échafauder d’improbables scénarios bâtis sur la présence du grand maître iranien à bord du vol en provenance de Casablanca… Mais finit par se raisonner et museler ses vagues craintes. D’humeur rassérénée, il se décide à prendre son mal en patience en se plongeant dans l’épluchage de la rubrique International du Monde.


Peu avant dix-sept heures trente, le vol est enfin annoncé. Le commissaire a l’impression de vivre un remake : la limousine qu’il aperçoit au travers des issues vitrées de l’aérogare se garer au centimètre près à l’emplacement où elle stationnait plus tôt dans l’après-midi, le directeur de l’hôtel pourvu de son panonceau d’accueil qui se dirige vers le hall des arrivées, la même foule bourdonnante qui se presse… Un seul détail différencie les deux scènes : la survenue d’une seconde limousine qui vient se glisser derrière la première…

Ah ! Deux limousines… Ils sont venus en nombre, nos amis iraniens, en déduit le commissaire. Eh bien ! Ce Championnat du monde d’échecs, c’est une véritable aubaine pour les affaires de l’hôtel Atlas Souss!

Comme deux heures plus tôt, il reste en retrait de la cohue tout en se ménageant un angle de vision qui lui permettra de guetter l’arrivée du grand maître Ali Reza Rezvani et de sa suite. Les voilà ! En groupe compact, ils mettent le cap sur le directeur pour, quelques instants plus tard, se diriger en sa compagnie vers la sortie.

Benmansour gagne rapidement son véhicule. Il a juste le temps de tirer quelques bouffées de la cigarette qu’il vient d’allumer avant que les hommes ne s’engouffrent dans les limousines et ne soient chargés leurs bagages. En dépit de la distance qui l’en sépare, il identifie aisément le grand maître, un jeune homme de frêle constitution et d’allure anodine, engoncé dans un strict costume de couleur sombre et affublé de lunettes aux verres cerclés de métal. L’antithèse absolue de Bronstein, constate le commissaire. À de subtils détails émanant se son attitude, il perçoit néanmoins, qu’au-delà de ses traits physiques, le grand maître Rezvani est animé d’une volonté inflexible et d’une force mentale comparables à celles de son futur adversaire, qualités primordiales pour défendre ses conceptions sur l’échiquier.



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