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Photo du rédacteurL'Échiquier du Roy René

Pions empoisonnés : Episode 5


7

Marrakech, 4 juin


Benmansour a convoqué tôt dans la matinée l’équipe dédiée au suivi de l’événement - une demi-douzaine de ses hommes auxquels il accorde toute confiance - afin de finaliser le dispositif de surveillance qu’il a mis au point la veille.


La nuit durant, mille et une obsessions ont pris possession de son esprit, qui lui ont valu une abominable insomnie. Ce n’est qu’aux alentours des cinq heures qu’il s’est enfin assoupi, peu avant d’être impitoyablement tiré de son lit par l’horripilante sonnerie du réveil. Il est, en ce matin pourtant annonciateur d’une radieuse journée, d’une humeur de dogue que ne parviennent à dissiper, ni les bienveillantes attentions de Khadija, son épouse bien-aimée, ni les folâtres éclats de voix de Marwan et Najat sous les orangers du patio, ni les succulentes crêpes nappées de miel, disposées sur une soucoupe auprès de son café, dont il se délecte de coutume. C’est ruminant et grommelant qu’il parcourt à pied les quelques hectomètres le séparant du commissariat, répondant du bout des lèvres aux es-salām ali-koum et la bāss des affables commerçants qu’il croise chaque matin.


Parmi les policiers qui se retrouvent dans le hall du commissariat, seuls les inspecteurs Fouad Idrissi et Driss Belali ont été mis dans la confidence par leur supérieur. Ce dernier est pour l‘heure confiné dans son bureau afin de mettre une dernière main aux préparatifs du briefing. Sa tâche préliminaire sera de convaincre chaque membre de son équipe du bien-fondé de la mission qu’il leur aura confiée. Déjà, il anticipe les interrogations de ses hommes quant à l’ampleur du dispositif qu’il a imaginé par rapport à l’insignifiance de l’événement, du moins au point de vue du maintien de l’ordre.

Benmansour punaise sur le planisphère du continent africain, couvrant en partie une cloison de son bureau, le plan de l’hôtel Atlas Souss qu’avec minutie il a dressé la veille au soir avec l’aide de son directeur. Il invite ensuite à venir le rejoindre les policiers qui patientent dans le hall en sirotant, qui leur café, qui leur thé à la menthe. La pièce est exiguë, quelques chaises y ont été apportées, réduisant encore l’espace pour se mouvoir – cela fait des lustres que le commissaire réclame en vain à son administration une salle de réunion digne de ce nom – mais toute la petite escouade parvient tant bien que mal à s’y caser.

Après un bref rappel de l’événement débutant le lendemain, au cours duquel s’échangent de perplexes regards entre les policiers attentifs, le commissaire Benmansour s’efforce d’éclairer ses auditeurs sur les raisons qui l’ont amené à les mobiliser en nombre.

- Vous savez, ou peut-être l’ignorez-vous, que la République islamique d’Iran et l’État hébreu sont depuis longtemps à couteaux tirés. Les provocations des mollahs iraniens et les vociférations des dirigeants israéliens ont conduit la tension à son comble. Et là, nous, le royaume du Maroc, qui n’avons jamais pris parti dans ce conflit larvé, héritons de l’accueil d’un Championnat du monde d’échecs qui va opposer deux joueurs de ces nations…

À ce point de son discours, le commissaire s’interrompt quelques instants afin de laisser à ses hommes le temps de digérer les prémices du briefing.

- Nous sommes pris entre deux feux, c’est ça, ā ssi Abdelaziz ? interroge le gardien de la paix Benjelloul.

- En quelque sorte, Ali, tu as résumé la situation. Et nous devons naturellement observer une stricte neutralité. C’est entre autres pour sa position non partisane que notre royaume a eu l’honneur d’être choisi pour accueillir le Championnat du monde d’échecs. En haut lieu, on compte sur nous pour que la rencontre se déroule au mieux… Nous devons par conséquent, nous, forces de sécurité du Royaume, veiller au grain… En toute discrétion, cela va sans dire… D’ailleurs, vous serez tous en civil durant cette mission, inutile de le préciser.

- Mais que peut-il se passer de délictueux, questionne à son tour le brigadier Benhaddou. Un match d’échecs, c’est quand même pas la guerre !

- Dieu seul le sait, Ahmed…! Une guerre psychologique, très probablement… Espérons qu’elle ne dégénèrera pas en incidents sur notre sol, que nous aurions alors à gérer, intervient l’inspecteur Idrissi.

- incha I-lāh ! C’est une lourde responsabilité, ā ssi Fouad, remarque pertinemment le brigadier Benhaddou.

- Je suis heureux de te l’entendre dire, réagit à son tour le commissaire. J’en suis bien conscient, moi aussi, et si je vous engage sur cette opération c’est que je vous fais entièrement confiance pour la mener au mieux. Notre mission sort du cadre traditionnel, mais je suis convaincu que vous accomplirez parfaitement les tâches qui vous seront dévolues, poursuit-il sur un ton solennel… Bien, passons aux aspects concrets.


Se saisissant prestement de sa longue règle en bois – souvenir de ses années de collège - il se lève de son coin de table pour se diriger vers le mur où est affiché le plan de l’hôtel Atlas Souss.

- L’hôtel comporte une entrée principale qui donne sur l’avenue du Président Kennedy. Benhaddou et Benjelloul, vous serez affectés à sa surveillance. A proximité du portail, qui reste ouvert durant la journée, se trouve une guérite où se tient un homme appartenant au personnel de sécurité de l’établissement. Son rôle est de vérifier sommairement l’identité des personnes entrantes et de manœuvrer la barrière à bascule pour laisser passer les véhicules qui se rendent sur le parking et les taxis qui amènent des clients. Ce vigile a reçu des consignes pour renforcer les contrôles dès aujourd’hui et jusqu’à la fin du match et au départ des délégations. A vingt-trois heures, il termine son service et ferme la grille du portail… Benjelloul, puisque tu es encore célibataire, tu feras les nuits. Et pas question de dormir dans la guérite, il s’agir de veille active jusqu’au lever du soleil !

Les allusions du commissaire suscitent quelques rires étouffés de la part des collègues de l’infortuné gardien de la paix, connu pour ses déboires sentimentaux et sa propension aux longues siestes.

- wāha, ā ssi Abdelaziz ! Ma n’ess chi, fidèle au poste, twil charaf, acquiesce le gardien de la paix en se mettant au garde-à-vous.

- Ça va comme ça, Ali, pas besoin d’en rajouter, je compte sur ta vigilance. Au moindre doute, tu m’appelleras sur mon portable, je serai joignable à n’importe quelle heure… Bien, Ahmed, tu relaieras Ali dans la journée. Tu ne risques pas de t’ennuyer avec le vigile Sebbar, c’est un bavard impénitent. Que ça ne t’empêche pas pourtant d’ouvrir l’œil !

- Okay, ā ssi Abdelaziz, ma kayne mouchkil ! Pas de problème ! Tu te souviens de l’affaire du Jardin Majorelle, rappelle à son supérieur le brigadier Benhaddou, alias Ahmed œil de faucon.

- wāh ! C’est grâce à ta perspicacité que nous avons pu démanteler ce réseau de pickpockets qui dévalisaient les touristes et les mettre sous les verrous. C’est bien pour cela que je t’attribue ce poste-clé… Au fait, Ahmed, tu joues aux échecs ?

- la ! Mais je suis un champion aux dominos… Demande à l’inspecteur Belali qui ne veut plus m’affronter !

- Je te crois sur parole. Tu devrais te mettre aux échecs, tu as toutes les qualités requises. Avec Fouad, on pourrait presque monter un club, plaisante le commissaire afin de détendre l’atmosphère.

Après cet aparté, Benmansour poursuit la distribution des rôles, ponctuant alternativement ses consignes de dextres maniements de règle vers le plan de l’hôtel et d’index pointé en direction des hommes qu’il affecte au fur et à mesure à la surveillance des endroits stratégiques.

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