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Photo du rédacteurL'Échiquier du Roy René

Pions empoisonnés : Episode 4



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Le grand maître Ali Reza Rezvani dédaignait l’assistance des ordinateurs pour s’entraîner, préparer et analyser ses parties. Il compulsait en revanche nombre de revues d’échecs en provenance du monde entier et étudiait inlassablement les parties des plus grands joueurs de l’histoire moderne des échecs. Leurs propres commentaires, notamment ceux de Fischer et de Kasparov, ses grands inspirateurs, en disaient plus long à ses yeux que les verdicts rigoureux, certes, mais dépourvus de passion, des logiciels d’analyse. C’est sur son vieil échiquier, en manipulant des pièces vernissées par le temps, qu’il découvrait de nouvelles idées ou exhumait certaines de ses prédécesseurs, s’efforçant d’y apporter des améliorations. Il œuvrait au départ dans la solitude de son studio, mais était à présent souvent épaulé par une poignée de partenaires, pour la plupart de simples maîtres, qu’il avait peu à peu gagnés à ses méthodes iconoclastes.

Ce singulier refus du progrès, qui commençait d’être abondamment commenté dans le cénacle des grands maîtres, rassemblant du reste davantage de détracteurs que de partisans, ne ressortait aucunement d’un snobisme de jeune homme en rébellion contre une pensée moderne échiquéennement correcte. Elle se fondait sur un approfondissement de l’essence du jeu et la remise au premier plan de sa dimension humaine.


On ne pouvait taxer le jeune grand maître d’incompétence ou d’amateurisme en termes d’échecs cybernétiques. Joueur de compétition depuis sa prime enfance, grand maître à seize ans, âge auquel il obtint précocement son diplôme de fin d’études secondaires qui lui ouvrait la voie de l’université. Il y poursuivit de brillantes études générales en informatique, puis ayant choisi de se spécialiser dans l’étude des systèmes automatiques, il s’intéressa en toute logique à la programmation de machines à jouer aux échecs. De manière tout à fait artisanale, il s’essaya à la conception d’algorithmes originaux, rapidement affligés d’obsolescence face à la montée en puissance de l’industrie des logiciels de jeux qui mobilisaient des armées d’informaticiens et était soutenue par de considérables financements.

Rezvani soutint sa thèse de doctorat de troisième cycle, intitulée Essai de résolution des problèmes de programmation posés par le passage en finale au jeu d’échecs, qui lui valut la mention très honorable. Peu de temps après, il fut approché par un chasseur de têtes opérant pour le compte d’une société moscovite de logiciels de jeux qui lui fit miroiter la perspective d’un très rémunérateur poste d’ingénieur en Russie. Contre toute attente, il déclina l’offre pour se consacrer à une aléatoire carrière de joueur d’échecs professionnel.

Parallèlement, il entreprit des études en philosophie et en neurosciences. Ce fut une période féconde durant laquelle il fut sacré à trois reprises champion d’Iran puis sélectionné pour participer au Tournoi zonal asiatique qui lui ouvrit, grâce à sa remarquable troisième place, les portes du prestigieux Tournoi des candidats.


C’est à cette époque aussi qu’il commença à synthétiser ses idées révolutionnaires, insufflées en partie par celles de penseurs aussi divers que Aldous Huxley, Ivan Illich, ou encore Henri Bergson - auquel, singulièrement, il ressemblait par le physique – dont il avait dévoré les œuvres complètes. Ce travail de systématisation aboutit à l’application au jeu d’échecs d’une théorie originale, fondée à la fois sur la critique d’une technoscience totalitaire et la réhabilitation du concept de libre arbitre. Il la baptisa provisoirement transprogressisme, en l’attente d’approfondissements à venir, pour signifier son enracinement dans deux notions-clés qu’il avait refondées : la nécessité d’une transgression par rapport à la norme, d’une part, l’affirmation d’un au-delà humaniste au progrès technique, d’autre part.

Ce fut loin pourtant d’être un travail solitaire, Ali Reza puisait une part de son inspiration dans de fréquents échanges intellectuels avec ses parents ou avec Firouz Adani, ami de longue date et maître international d’échecs, chacun de ses interlocuteurs professant dans leur discipline respective, la sociologie et l’architecture, des idées similaires aux siennes.


Son postulat était élémentaire : l’usage des ordinateurs, dont la puissance de calcul avait crû de manière exponentielle au cours du quart de siècle écoulé, dévoyait l’esprit du noble jeu.

Les machines, selon lui, s’étaient approprié les échecs au détriment des joueurs de chair et de sang, qui les avaient dès lors élevées au rang de maîtres à penser, voire de dieux omniscients. Les implacables jugements assénés par saint Fritz, saint Rybka et saints consorts, idoles des temps modernes, ne souffraient plus d’être remis en cause par les faillibles êtres humains, ravalés au rang d’adorateurs inconditionnels, sinon d’esclaves.

L’obéissance absolue aux lois du silicium se substituait dorénavant à l’expression créative du libre arbitre.


Rezvani n’avait nullement l’intention de fonder une nouvelle école. Il abhorrait sectes et chapelles, religieuses ou autres, dont les dogmes conduisaient à l’appauvrissement d’une pensée libre et vivante, au même titre que celui contre lequel il se rebellait à présent : l’infaillibilité de la technologie.

Connaissant sur le bout des doigts son histoire des échecs modernes, il reliait ses phases successives aux grands courants de pensée artistiques, culturels et sociaux des deux siècles écoulés : romantisme, classicisme, hyper-modernisme, rationalisme scientifique… Il admettait que chacun avait nourri le jeu d’apports théoriques et pratiques essentiels et ne niait pas non plus que le dernier en date, caractérisé par l’usage de la technologie cybernétique, l’ait également enrichi. Chaque courant émergent, cependant, ne faisait jamais table rase des acquis des précédents, le processus d’évolution procédait par intégrations qui, au fur et à mesure de leur succession, alimentaient le corpus de connaissances.


Il suffit à quiconque d’observer le déroulement d’une partie d’échecs pour parvenir aux mêmes conclusions que Rezvani. Deux adversaires qui se font face, un échiquier et des pièces qui sont alternativement mues par l’un et l’autre. Les joueurs pensent, réfléchissent, calculent, élaborent des stratégies… Certes. Mais ne font-ils réellement que cela ? Sous leur masque d’apparente impassibilité, ne perçoit-on pas, chez l’un un léger tremblement des mains au moment de jouer un coup mûrement médité, chez l’autre l’exsudation de quelques gouttes sur son front plissé lorsqu’il est sous le feu d’une attaque ? Ces manifestations incongrues ne trahissent-elles pas un submergement de la raison raisonnante par des émotions incontrôlées ?

Oubliées les analyses objectives, les préparations rationnelles maison, conçues avec l’assistance de logiciels hyperpuissants. Ne sont plus, devant l’échiquier, que deux êtres à l’ego vulnérable, agissant sous l’empire de leurs peurs et leurs désirs.


Firouz Adani serait du voyage à Marrakech… Le grand maître Ali Reza Rezvani l’a choisi comme principal secondant dans leur préparation au Championnat du monde et il tient à ce qu’il l’accompagne jusqu’au bout… jusqu’au titre, qui sait ?

Rezvani dut batailler ferme pour imposer sa décision. Diverses instances l’en dissuadèrent, préférant lui adjoindre un grand maître dans les papiers du pouvoir. La direction du Renseignement et de la sécurité nationale voulait en outre lui imposer la présence durant le match des préparateurs mentaux Mohammad et Hachemi.

Après un long bras de fer psychologique, ils transigèrent : Firouz Adani serait le secondant officiel du grand maître, les pasdaran seraient ses coaches.

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