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Au soir de la septième partie, il a longuement hésité : devait-il se rendre à son entrevue quotidienne avec l’officier Jalal Ahwazi ?
Depuis leurs mémorables parties de blitz, deux jours plus tôt, Firouz Adani n’a trouvé l’occasion de s’entretenir en tête-à-tête avec Per Hansen et ne disposait en conséquence d’aucun élément nouveau à fournir à son « bourreau »… Sauf à lui donner un os à ronger, à lui servir une imaginaire rencontre qui lui aurait permis de recueillir quelque information d’importance… C’était un terrain glissant : les pasdaran Mohammad et Hachemi, attachés à ses moindres mouvements, devaient pertinemment savoir qu’il n’avait pu s’entretenir avec le grand maître danois depuis la veille. Mais il pouvait tromper son monde, porter la confusion et la désunion dans leur clan : qui croirait l’officier s’il affirmait qu’il avait vu Hansen, contrairement aux dires des « coaches » ? Il s’était rendu compte, en observant les relations qu’entretenaient les trois hommes, dans quelle piètre estime Ahwazi tenait ses sbires. Il les traitait comme des chiens, y compris en sa présence, tant était profond son mépris à leur endroit. Arrivait-il à Mohammad et Hachemi de se révolter face au traitement subi… ? Non. Ils étaient entièrement sous la coupe de l’officier, obéissants et soumis, à leur place « naturelle » dans leur conscience obscurantiste de la hiérarchie. Mais ils pouvaient commettre des erreurs…
L’heure avance… Adani doit à présent prendre une décision. Il met de l’ordre dans ses pensées échevelées, s’efforçant de prendre en compte les atouts factuels et psychologiques qu’il a en main pour affronter l’officier. Quelque chose de ténu, pourtant, lui échappe encore, un élément troublant… Ah oui ! L’attitude du président Kermani… Elle n’est plus la même. Il lui semble que l’homme manifeste à présent une confiance en lui que rien ne présageait lors des premiers jours du match. Il continue certes de maintenir ses distances avec Rezvani et lui-même – une conduite sage, dictée par la prudence - mais son assurance inhabituelle dénote à ses yeux une évolution de la situation en leur faveur. Et ce clin d’œil discret adressé au grand maître à l’issue de la partie, l’a-t-il rêvé ? N’est-il pas le signe évident d’une nouvelle donne… ? Ah, s’il pouvait en parler avec Ali Reza, il obtiendrait certainement un éclairage sur toutes ces questions ! Impossible, naturellement ! Bien trop aléatoire eu égard à la surveillance constante dont il est l’objet. Il en est réduit au jeu des devinettes, mais tire quand même de ces troublants indices un optimisme mesuré.
Finalement, il va y aller… Mais il se munira du « stylo recorder ». Il ne peut plus différer ce qui lui semble à présent une nécessité, en dépit des risques afférents à cet acte audacieux. Lui-même doit aussi entrer dans le jeu, récolter enfin des preuves de la félonie de l’officier et de ceux qui le pilotent en haut lieu. Il en mesure pleinement les dangers, mais il est temps d’apporter sa contribution à ce qu’il devine la contre-attaque amorcée par le président Kermani et le grand maître Rezvani. Et, en ce sens, il peaufine la stratégie à mettre en œuvre lors de l’entretien.
- Bonsoir maître Firouz Adani, l’introduit l’officier d’un ton mielleux. Alors, toujours pas de contact fructueux avec Hansen, mis à part vos stupides partie de blitz qui ne nous apportent rien. Tu me déçois…
- Tu fais erreur, rétorque l’interpellé avec aplomb, j’ai rencontré le grand-maître danois hier soir après la partie, il m’a fait des révélations…
- Tu mens, Adani ! Les coaches ne t’ont vu à aucun moment avec lui. Qu’est-ce que tu manigances, cherches-tu à me tromper ? Sais-tu ce que ça peut te coûter… ?
- Les coaches… ! Tu les connais mieux que moi ! Je ne conteste loin de là leur dévouement à la cause de notre République islamique, mais leur pieuse religiosité les écarte parfois de nos contingences terrestres. Le respect des cinq prières journalières les occupe intensément, c’est tout à leur honneur, mais durant ces temps de dévotions, ils ne peuvent d’évidence se consacrer aux missions qui leur sont confiées… Alors comme je te le disais, je me suis entretenu hier soir avec le secondant de Bronstein, au moment de l’al-maghrib[1], nous avons marché dans les jardins, il ne m’a rien révélé de leurs futures préparations naturellement, mais j’ai cru comprendre à mi-mots que le Champion du monde avait l’intention de rejouer la défense Alekhine, comme dans la première partie du match…
Tandis que Adani débitait son boniment, l’officier n’a cessé de scruter son visage d’un air mauvais. En proie au doute, il dissèque mentalement les assertions insolites de son interlocuteur… « Ces prières… ça m’étonne pas. Il dit certainement vrai sur ce point, mais sur le reste, n’est-il pas en train de me faire prendre une vessie de porc pour la lampe d’Aladin ? L’Alekhine, j’y crois à peine… !
- Méfie-toi, Firouz Adani, ne t’avise pas de me raconter des sornettes, sinon… Bon, voila ce que nous allons faire : comme prévu, je vais te remplacer comme secondant de notre grand maître… Officiellement, tu es hors-circuit. Trop de stress, tu te sens incapable de conduire notre candidat à la victoire, tu me passes la main… de ton plein gré. Alors, cette Alekhine, il faut que tu m’en dises un peu plus long pour me convaincre… Je vais prendre des notes, passe-moi donc ton stylo, j’ai égaré le mien.
Des sueurs froides parcourent l’échine du maître iranien… Avant son entretien il a clippé le stylo à la poche extérieure de sa veste et enclenché la fonction record. Il ne peut qu’accéder à la requête de l’officier, avec tous les risques qu’elle comporte. Discrètement, il arrête l’enregistrement et lui tend l’objet compromettant…
[1] La prière du coucher du soleil
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