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Pions empoisonnés : Episode 34


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Benmansour a gagné la coursive de l’étage pour rejoindre la pièce exiguë qui lui sert de bureau, son « antre » comme il aime à la nommer auprès de la maisonnée – « Bon, je monte dans mon antre, j’ai à faire, je vous prie de ne pas me déranger… » est l’une des phrases rituelles que sa famille lui entend proférer quand il désire être seul.

Il sursaute au cri railleur du coucou mécanique qui à dix reprises, dans la galerie en vis-à-vis, par delà le puits de lumière, jaillit stupidement de son chalet forestier pour lui clamer l’heure. « Ah ! Cette pendule vaudoise, quelle calamité ! ressasse-t-il pour la énième fois. J’aurais mieux fait de me briser un membre le jour où j’ai emmené la famille dans cette maudite boutique de souvenirs de l’aéroport de Genève ! » L’horripilant simulacre d’oiseau affligé de discordants coucoulements avait, d’une manière qu’il ne pouvait s’expliquer, séduit sa progéniture et son épouse bien-aimée. « C’est trop chou ! s’était écrié Najat… » Trop chou… l’expression lui parut fort peu appropriée, mais comme à l’habitude il céda aux implorations des siens. En dépit de l’admiration sans bornes qu’il porte à l’industrie horlogère helvétique, il ne lui a jamais été sympathique cet oiseau d’artifice qui vient à intervalles réguliers lui signifier le passage des heures et du temps – il s’exprime même aux demies, l’insupportable avatar ! Au bord de l’exaspération, combien de fois ne s’est-il fait violence de lui projeter une babouche afin de lui clouer définitivement le bec.

Parvenu dans son « antre », il enchaîne la séquence immuable des gestes préliminaires à sa séance de travail vespéral : allumer la lampe de bureau, brancher l’ordinateur, puis l’imprimante, ouvrir le petit coffre à combinaison où il serre ses notes concernant les affaires en cours, pêcher enfin un cigarillo dans son tiroir secret. « Bon ! D’abord le mail pour Khaled… Ouf ! qu’est-ce qu’il rame cet ordi… Ah enfin ! Bien, le dossier… PJ10juin, PJ11juin… Celle d’hier, c’est parfait. Allez hop ! Enregistrer sous… PJ12juin. Et voilà, vite fait bien fait ! Bon, il ne faut pas que j’oublie de changer la date, après je ferai quelques modifs, des retraits, des ajouts. Khaled sera aux anges avec cet excellent rapport de terrain… Ha ! Ha ! Ha ! Divisionnaire à la place de Khaled ! Ha ! Ha ! Ha ! Quel numéro, cette Najat ! »

Sa pièce jointe ravaudée, il la relit afin de vérifier que ne subsiste nulle coquille :

PJ12juin

Notre team, sans cesse sur le qui-vive, poursuit sa mission de surveillance des individus suspects qui gravitent autour du Championnat du monde d’échecs. Nul incident n’est à signaler ce jour. Nous avons fait d’autre part de grands progrès dans notre traque des kidnappeurs du ressortissant danois. Nonobstant, nous n’avons encore aucun élément tangible permettant d’opérer des arrestations.

« Eh bien, c’est parfait ! Pas mal ce nonobstant, ça va lui plaire, ça fait vraiment pro… le team aussi c’est bien… très américain, ça lui rappellera ses séries culte », se félicite-t-il, avant d’expédier le courriel pour s’atteler à des affaires plus sérieuses.


De la vieille école à laquelle il appartient, le commissaire Benmansour a conservé d’obsolètes usages, notamment celui du « papier crayon ». Quoiqu’il ait acquis d’appréciables compétences dans le maniement des outils numériques et dans la maîtrise de la chaîne bureautique, il fait encore appel à d’ancestrales techniques, en fidélité aux enseignements prodigués par ses aînés et mentors. Il ouvre à la page en cours son registre, dûment estampillé « Championnat du monde d’échecs », afin d’y coucher, ainsi qu’il le fait quotidiennement, les dernières péripéties de l’affaire. À l’inverse de l’ordinaire, qui n’admet que faits établis, constats éprouvés et hypothèses sensées, il est tenté ce soir d’y faire figurer de subjectives considérations inspirées par les confidences de sa fille. Il hésite toutefois, au regard de ce qui lui apparaît comme une violation de ses sacro-saints principes de l’enquête policière. Machinalement, il feuillette les pages du registre couvertes de ses hiéroglyphes, puis, en quête d’un fil auquel se raccrocher pour stimuler sa réflexion et faire progresser son enquête, s’en vient à exhumer les fiches de profilage qu’il a créées sur chacun des personnages impliqués dans le Championnat du monde d’échecs.

« Hum ! Voyons… Bronstein et Hansen, passons… Si, quand même : partisans de la paix… ça en fait à coup sûr des ennemis potentiels de Guedj, le député extrémiste du Likoud. Bon, lui justement… ultranationaliste. Parmi ses traits de personnalité, j’ai noté : orgueilleux, colérique, autoritaire, grande gueule, intransigeant… Eh bien, ça fait pas mal de qualités au quidam ! »

À ce stade de ses cogitations, le commissaire se distrait un instant afin d’allumer son cigarillo. Immergé dans les volutes odoriférantes qui vont bientôt former un cumulus gris bleu entre les cloisons resserrées de la minuscule pièce, il reprend le cours de ses pensées, qu’il formalise de temps à autre sur le papier par le truchement d’organigrammes complexes.

« Les Iraniens, maintenant… Bon, à mettre tous dans le même sac, fanatiques et compagnie ! Je me demande pourquoi ils ont fait changer Adani de chambre… Il n’est plus venu voir le grand maître depuis son déménagement. Peut-être veulent-ils l’écarter, mais dans quel but ? Qui tire les ficelles dans leur camp... ? Décidément, la place de secondant c’est pas une sinécure ! »

Entre deux griffonnages, le commissaire se fige un instant, le crayon suspendu dans les airs… « Et ce président de leur Fédération, le dénommé Parviz Kermani... Que fabrique-t-il celui-là ? C’est un véritable fantôme… » Il prend subitement conscience que depuis les premières heures de la rencontre, nulle surveillance particulière n’a visé le président de la Fédération iranienne des échecs, nulle attention n’a été portée à ses faits et gestes ! « Il a su se faire oublier, le zèbre ! Mais de quel bord est-il, lui ? That is the question… »

Il n’a ce soir guère progressé dans ses investigations, mais l’heure avançant, il se décide à lever le camp pour rejoindre avant minuit sa chambre de l’hôtel Atlas Souss. Il emportera avec lui son dossier afin d’y travailler plus à fond au cours de son quart de veille.


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