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Michel Guedj, président de la Fédération israélienne des échecs, fut de prime abord fort contrarié. Deux jours après la réapparition inattendue du grand maître Per Hansen, c’est une houle de panique qui le submerge. Son vernis d’intransigeance et d’autoritarisme, qu’il aime à faire valoir auprès des affiliés de la Fédération aussi bien qu’au sein de la Knesset, est, dans l’intimité de sa chambre d’hôtel, en train de s’écailler pour laisser à nu sa pusillanime personnalité. Il n’en mène pas large, à vrai dire, après l’échec du Mossad sur l’opération qu’il a lui-même commanditée.
« Comment ce commando d’hommes aguerris a-t-il pu laisser sa proie s’échapper ? » Telle est la question qui à longueur de temps mine son esprit. S’y ajoutent d’anxieuses ruminations quant aux risques que lui-même encourt à la suite de ce lamentable ratage.
L’opération était pourtant des plus enfantines. Les entrevues avec Moshe avaient débouché sur la mise au point d’un scénario bien ficelé qui ne devait rien laisser au hasard. Et pourtant… Moshe, dont les états de service ne pouvaient que lui inspirer une confiance aveugle, ce Moshe, ou si ce n’est lui en personne les agents sous son commandement, a failli. Et l’a par voie de conséquence mis dans le pétrin. La possibilité d’une seconde chance ne l’effleure même plus, c’est purement et simplement sa propre sauvegarde qui se trouve à présent en balance.
Ce fut de sa propre initiative que le président Guedj prit la décision, quelques semaines plus tôt, de mettre en œuvre un plan destiné à rogner les ailes du Champion du monde et empêcher un nouveau sacre. Alors que la majorité des citoyens israéliens et de la classe politique souhaitaient ardemment sa victoire, synonyme pour l’État hébreu d’une reconnaissance internationale de sa suprématie sur la République islamique d’Iran aux plans intellectuel, spirituel et moral, lui-même, dans son extrémisme forcené, appréhendait qu’un nouveau titre ne fournisse à Bronstein l’occasion d’une tribune pour promouvoir ses thèses proches de celles du « parti des traîtres », le Gush Shalom[1]. Le recrutement comme secondant de ce grand maître danois, qui avait été interpellé par Tsahal quelques mois auparavant sur un bateau de la paix croisant au large de Gaza, renforçait du reste sa paranoïaque conviction que les deux comparses étaient à la solde des « Arabes ».
Son plan était des plus pervers : il ne s’attaquerait pas directement au Champion du monde, mais à son secondant. Il spéculait qu’une mise à l’écart provisoire de Hansen suffirait à déstabiliser Bronstein, en dépit de ses nerfs d’acier, et à amoindrir sa volonté et sa résistance face à son adversaire. Candidement, il prévoyait de faire porter les soupçons sur les Iraniens et d’orienter la police marocaine sur cette piste évidente. Nul n’imaginerait, était-il convaincu, que l’enlèvement du grand maître danois aurait été fomenté par des hommes de son propre camp. Et si, au pire, la piste des Iraniens n’était retenue par les enquêteurs, il sortirait de sa manche son deuxième atout : la suggestion d’une défection volontaire de Hansen, fondée sur sa haine d’Israël, preuves à l’appui.
Agissant ainsi, il ferait d’une pierre deux coups et parviendrait à son objectif primordial : faire annuler le match. Il n’y aurait ni vainqueur, ni vaincu et par conséquent nul titre de Champion du monde non plus décerné. Qu’il puisse mettre Soultan Boukharov dans sa poche ne suscitait aucun doute dans son esprit manipulateur, il suffirait de lui rappeler son soutien inconditionnel lors de ses élections successives à la tête de la FIDE… et, le cas échéant, de lui rafraîchir la mémoire quant aux services moins avouables qu’il lui avait rendus. Boukharov se rendrait à ses arguments et suspendrait officiellement le Championnat du monde.
Quant aux hommes qui seraient son bras armé dans cette opération, ses relations avec le haut commandement du Mossad lui avaient permis de les choisir lui-même en fonction de leur adhésion à ses thèses radicales. Il pensait être assez persuasif pour les amener à écarter le secondant sous prétexte d’une trahison au profit des Iraniens. Hansen lui-même, se figurait-il, ne se douterait de rien. Après quelques jours de détention, il serait libéré sans avoir eu la possibilité d’identifier ses geôliers. Le grand maître danois aurait à s’expliquer sur sa mystérieuse absence, sans espoir de s’en sortir la tête haute tandis que Bronstein serait dans l’incapacité mentale de défendre son titre. « Il resterait à jamais celui qui a renoncé… On le descendrait de son piédestal et il perdrait ses protections… Alors… alors, je le briserais ! »
Aujourd’hui, non seulement il ne dispose pas de plan B, mais il doit en outre envisager les moyens de se tirer du mauvais pas dans lequel il s’est lui-même fourré. Depuis son stupide emportement au soir de la seconde partie perdue par Bronstein, il se sent épié, sinon traqué, par ce qu’il pense être des policiers marocains. « Si c’était à refaire, j’aurais été plus discret, regrette-t-il, des oreilles traînaient peut-être dans la salle… » Mais se fustiger à propos de ce qu’il aurait dû faire ou ne pas faire est totalement vain. Le mal est fait.
Il se sent terriblement seul et de sinistres pensées commencent à virevolter dans son esprit affolé. Ses comparses du Mossad pourraient même le dénoncer comme instigateur de l’opération si d’aventure ils étaient interrogés. Ils refuseraient d’endosser toute la responsabilité de leur crime pour s’en tirer à meilleur compte, ils argueraient d’ordres venus d’en haut auxquels en soldats disciplinés au service de leur nation, représentée par le député Guedj, ils n’auraient pu qu’obéir. Lâché et trahi par ses propres hommes, l’étau se resserrerait alors sur lui. Son immunité parlementaire ne le protègerait pas, il ne pourrait escompter une extradition vers son pays – un moindre mal à ses yeux, bien qu’il s’y couvrirait de honte – étant donné que le Maroc et Israël ne sont liés par aucun traité ou accord de cette sorte, et serait condamné à croupir de longues années dans une geôle du Royaume. La situation n’en est pas à ce point critique mais il est d’ores et déjà à envisager de jouer, si elle menaçait de l’atteindre, ses ultimes cartes machiavéliques…
[1] Parti de la gauche israélienne favorable à un État palestinien
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