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Per Hansen, plongé dans la lecture de son dernier New in Chess[1], finit par lever les yeux aux éclats de voix qui lui parviennent confusément. « Tiens, c’est le commissaire en grande discussion avec l’un des agents du Mossad… Et le maître Adani… Il vient vers moi, on dirait. »
- Good morning, Hansen ! How are you ?
- Good morning, Adani ! I’m fine ! How are you ?
- Very well… I wanted just to ask about you… about your… bredouille le maître international iranien, ne sachant trop comment engager la conversation après ce bref échange de politesses.
- Thanks a lot ! Tu pensais à ma disparition, j’imagine ? Des rumeurs absurdes commencent à circuler… Mais la vérité c’est que Bronstein et moi avons été malades. Intoxication alimentaire. Dimanche soir nous avons dîné à l’extérieur, dans l’une de ces gargotes en plein air de la place Jemaa-el-Fna. Mauvais choix ! Le lendemain, Boris, pris par des maux de ventre, était incapable de jouer. Et moi-même, je me suis retrouvé vingt-quatre heures à l’hôpital, en observation.
- Ah ! Je l’ignorais… J’espère que tu es parfaitement rétabli, s’enquiert courtoisement Firouz Adani.
Hansen se demande pourquoi il a proféré ce mensonge irréfléchi… Probablement pour éviter que ne viennent sur la place publique les épisodes de son enlèvement et de son évasion. « Cela pourrait nuire à l’enquête, pense-t-il. Alerter mes ravisseurs… » Il ne croit pas en son âme et conscience qu’Adani divulguerait son secret s’il venait à le lui révéler, mais préfère évoquer pour l’instant une raison plus anodine à son « absence ». Du reste, Bronstein lui a confié que lors de sa requête à l’arbitre concernant sa journée de repos, il avait lui-même, devant les personnalités et l’assemblée venue assister à la partie, utilisé l’expression « malaise non prévisible ». Il ne fait donc après tout que confirmer la version officielle des faits. Afin d’éviter de plus amples explications, il entreprend, sur un ton des plus amicaux, d’orienter la conversation sur un autre sujet.
- Nous n’avons jamais joué ensemble dans des compétitions, je ne t’ai d’ailleurs jamais vu sur le circuit, n’est-ce pas ?
- Oh ! Je ne suis qu’un amateur, je suis architecte, c’est un travail prenant… Je consacre le reste de mon temps à seconder le grand maître Rezvani et n’ai pas l’occasion de participer moi-même à des tournois, explique Adani, se gardant toutefois de lui faire part des difficultés « administratives » auxquelles il serait confronté s’il souhaitait se rendre à l’étranger.
- Je comprends… Depuis trois ans, je me trouve dans le même cas, pas le temps de jouer en tournois… Mais toujours partant pour une partie amicale. J’ai mon échiquier et une pendule dans mon sac. So, OK pour faire quelques blitz ?
Firouz Adani est naturellement tenté par la proposition. Il prend quelques secondes de réflexion, se demandant si l’infâme contrat lui permet, lors de ses tentatives d’approche du grand maître danois, de jouer aux échecs avec lui… La passion, qui reprend le dessus sur cette insoluble question, l’incite finalement à accepter.
- Allons nous installer à une table sous la tonnelle, suggère Hansen, nous y serons plus à l’aise pour blitzer que sur ces transats.
- OK, je prendrais bien un café et un croissant, je n’ai encore rien avalé ce matin…
Firouz Adani a été initié au street blitz, le grand maître Per Hansen le discerne dès leur première partie. Il est lui-même amateur de cette version sauvage et non conventionnelle du jeu d’échecs, à enjeux pécuniaires, qui se pratique notamment à Washington Square, « lieu de perdition » où il a plus d’une fois traîné ses guêtres lorsqu’il séjournait à New York. Il présume qu’existent dans la mégalopole de Tehrān des lieux similaires où le maître aurait fait « ses classes ».
Le style de jeu exubérant de son adversaire lui rappelle du reste celui du prodige américain Josh Waitzkin – qu’il a rencontré parfois à Washington Square - immortalisé à l’écran dans le film Searching for Bobby Fischer adapté de son autobiographie.
À l’issue d’une série de six blitz, le score est de 3 à 3. Firouz a gagné ses parties au temps, dans des positions complexes, Per les siennes grâce à son inégalable sens tactique. Ils décident de s’en tenir là pour aujourd’hui, les curieux commençant d’affluer vers leur table.
- Bye, see you soon !
- Bye, see you soon…! For some others blitz !
- OK ! For the fun !
Cette rencontre devant un échiquier n’a échappé à Mohammad et Hachemi, embusqués derrière les tentures masquant la fenêtre de leur chambre. Ils se complètent parfaitement dans leur rôle d’espions, le premier couchant des notes à partir ce que le second lui relate de la scène. « Ils jouent aux échecs », annonce Hachemi. « Ils jouent aux échecs », inscrit Mohammad.
- Peut-être que le secondant du sioniste lui montre des coups ? suggère candidement Hachemi.
- Possible, répond évasivement Mohammad, il aurait été vite en besogne… Allons faire notre rapport à l’officier Jalal Ahwazi.
Firouz Adani a regagné sa chambre. De la poche zippée de son blouson de toile, il extirpe le stylo « recorder ». Il n’a rien enregistré de sa rencontre avec Per Hansen, retenu par son aversion pour la dissimulation. De toute façon, il est convaincu qu’Ali Reza ne lui a confié son appareil pour enregistrer les baroques piques verbales qui ponctuent invariablement les parties de blitz. « C’est bien sûr autre chose qui l’intéresse… Tu enregistreras et analysera, a-t-il dit quand il m’a tendu le stylo enroulé dans sa feuille de partie. S’il n’avait parlé que de sa partie, il aurait été plus précis, il aurait plutôt dit : Tu l’enregistreras et l’analyseras. »
Le maître iranien, au terme d’une brève réflexion portant sur les signifiés du mot « analyse », parvient à la conclusion qu’il peut non seulement référer à une partie d’échecs, mais se rapporter aussi à d’autres faits et circonstances.
« Analyser autre chose que sa partie…? Mes entrevues avec l’officier, par exemple, ou bien avec les coaches, après les avoir enregistrées…? Hum ! Ça me semble très risqué cette histoire ! »
[1] Célèbre revue d’échecs britannique
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