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Ce même jour, en début d’après-midi, le commissaire Benmansour téléphona au grand maître Boris Bronstein. L’enquête s’enlisait… Depuis la veille, la Laguna de location du Mossad n’avait quitté le parking de l’hôtel, ni les quatre agents eux-mêmes ne s’étaient absentés : la seule piste sur laquelle comptaient les policiers pour retrouver Per Hansen débouchait sur une impasse. Le commissaire estimait son devoir d’en informer le Champion du monde, conformément à sa promesse. On lui avait rapporté que Boris Bronstein était cloîtré dans sa chambre depuis vingt-quatre heures, refusant même que lui fussent apportés des repas. Il escomptait toutefois que le grand maître daignât le recevoir.
- Vous pouvez monter, Monsieur Benmansour, je vous attends, acquiesça le grand maître.
Lorsque le commissaire pénétra dans la chambre, Bronstein se leva pesamment de son fauteuil pour le saluer d’un geste, puis, selon le même scénario que la veille, ils gagnèrent immédiatement le balcon.
En dépit des mauvaises nouvelles dont le commissaire se faisait le messager, le grand maître, après avoir accusé le coup, recouvra une impressionnante sérénité. Une heure durant, les deux hommes firent calmement le point sur la situation, estimant les chances d’une rapide issue à l’enlèvement de Hansen.
- Si rien de positif ne se produit d’ici demain, je me résoudrais à employer la manière forte, déclara le commissaire en guise de conclusion.
- Réfléchissez bien, Monsieur Benmansour, avant d’entreprendre quoi que ce soit de ce genre, tempéra le grand maître. Ils sont très forts… Mais, veuillez m’excuser, je n’ai pas de conseils à vous donner, vous connaissez votre métier mieux que moi.
- Ne vous inquiétez pas, Monsieur Bronstein, je suivrai votre conseil, je réfléchirai avant d’agir… La nuit entière, s’il le faut.
Mais, à l’instant même où le commissaire prenait congé du Champion du monde, son mobile vibra.
- Es-salām ali-koum ! Labāss Abdelaziz ? Commandant Bouezza.
- Labāss, el-hemdou Allāh ! Comment vas-tu, Nourredine ? Que me vaut l’honneur de ton appel ?
- Je t’ai déniché ton bonhomme, tu sais… ce Danois que tu recherches.
- Quoi ! Mais comment es-tu au courant que je recherche un ressortissant danois ? Et que diable fait-il dans ton secteur ? C’est insensé, cette histoire !
- Il faut que tu viennes le chercher, il te la racontera lui-même.
- Bon, je pars immédiatement. Je serai à Asni vers seize heures trente.
- Wākha ! Je t’attends… Et apporte-lui donc une chemise et un pantalon !
Bronstein se tenait encore aux côtés de Benmansour. Il saisit parfaitement la teneur de la conversation téléphonique grâce à sa connaissance de l’arabe proche-oriental, qui, par sa proximité avec celui parlé au Maroc, lui permettait de traduire mentalement les bribes de paroles prononcées par le commissaire. Hansen était libre et en sécurité !
À peine Benmansour s’est-il installé au volant de son Audi que sonne à nouveau son mobile. L’appel provient de Fouad. Ils croisent leurs dernières informations et se félicitent de ce revirement du sort qui, en l’espace de quelques minutes, les a délivrés des ténèbres de l’incertitude. « Nous avons à nouveau les cartes en main, se réjouit Benmansour, ce 4x4 va parler, il nous livrera des indices. Et le grand maître danois aussi… Peut-être même nous fournira-t-il une description de ses ravisseurs… ? »
Tiré de ses optimistes réflexions par un brutal ralentissement du flux de la circulation, alors qu’il longe l’aéroport de Marrakech Menara, il hésite un instant à se détourner de sa route afin d’assister aux investigations de l’Identité judiciaire et recueillir leurs premières conclusions. « Ne nous dispersons pas, se raisonne-t-il en dépit de l’envie qui le tenaille. Pour l’heure, ma mission c’est d’aller récupérer Hansen, laissons Fouad se débrouiller avec eux. »
À nouveau, Per Hansen est prié de relater ses aventures. Les effets que le commissaire lui a prêtés lui serrent tant les aisselles et la taille qu’il craint d’en faire au moindre mouvement craquer les coutures. Engoncé dans le carcan de sa chemise d’emprunt, il se tient immobile sur son siège, tel un modèle qui garderait la pause, tout en débitant d’une voix monocorde les divers épisodes de sa captivité et de sa fuite. Emporté vers Marrakech dans l’automobile de ce sympathique commissaire de police marocain, ce qu’il vient de vivre durant ces dernières trente-six heures lui paraît de plus en plus irréel. Son récit, au fur et à mesure qu’ils se rapprochent de la ville, se dénue d’émotions, comme s’il relatait les heurs et malheurs d’un autre que lui-même, d’un personnage de fiction. Ses pensées, indépendamment de son discours, dérivent vers d’autres horizons. Il lui importe désormais de rejoindre au plus vite le grand maître Bronstein afin de lui dévoiler les dernières lignes de jeu qu’il a découvertes dans la sicilienne dragon, alors qu’il était séquestré dans sa geôle de l’Atlas…
Comme venue de nulle part, la première mesure du Boléro retentit soudain dans l’habitacle de l’Audi, qui fait tressauter le grand maître abîmé dans ses complexes analyses.
- Monsieur Hansen, passez-moi mon portable, je vous prie. Il est dans ma veste, sur la banquette arrière… C’est l’inspecteur Idrissi, le collègue dont je vous ai parlé.
- Ravel ? s’étonne le grand maître en explorant à tâtons les poches du vêtement.
- Exact. Le Boléro. C’est la sonnerie personnalisée que j’ai programmée pour les appels de mon collègue.
- La... ! Wākha... ! Bes slāma !
La conversation téléphonique est des plus brèves. En restituant le mobile au grand maître danois afin qu’il le remette dans la poche de sa veste, Benmansour jette un regard appuyé sur son poignet gauche.
- Qu’avez-vous fait de votre montre, Monsieur Hansen ? Je remarque une marque claire sur la peau hâlée de votre poignet qui m’indique que, habituellement, vous ne la quittez jamais.
- Oh ! Très bonne déduction, Monsieur Benmansour.
- Elementary, my dear Watson ! lance en retour le commissaire.
- Ah ! Ah ! Je vois que nous avons des références communes : Conan Doyle, un maître de la littérature de suspense et, en son temps, un excellent joueur d’échecs aussi… Ma montre n’était plus à mon poignet lorsque je me suis réveillé dans la bâtisse de Tizi Oussem. J’ai du mal à comprendre pourquoi ils me l’ont volée, leurs motivations n’étaient pas crapuleuses, semble-t-il… C’était une montre de prix certes, une Breitling, mais elle avait surtout pour moi une valeur sentimentale… Vous comprenez, Monsieur le commissaire ?
- Je comprends parfaitement… Un cadeau, certainement… Peut-être d’une amie qui vous est chère, non ?
- Décidément, vous êtes un fin limier, Mr Holmes !
- Rassurez-vous, les spécialistes de l’Identité judiciaire ont retrouvé votre Breitling. À l’intérieur du Range Rover qui a été utilisé pour votre kidnapping. Idrissi vient de me l’annoncer. Elle a dû se détacher de votre poignet durant votre transport mouvementé, l’un de ses maillons s’était brisé.
Ils arrivent à Marrakech aux alentours de dix-huit heures. Juché sur un tabouret au comptoir du Pacha, le bar de l’hôtel, le grand maître Bronstein, qui a recouvré tout son élan vital, attend son secondant en éclusant une bière. Le commissaire a déposé le grand maître danois non loin de l’entrée pour aller garer son véhicule dans une rue adjacente. Sa tâche accomplie, il préfère reprendre ses distances, autant pour laisser les deux comparses à leurs retrouvailles qu’éviter d’être surpris en leur compagnie. Lorsqu’il pénètre à son tour dans le hall de l’hôtel, il les entrevoit assis devant le bar, devisant d’un air serein, comme si les dramatiques événements qui venaient de se produire n’étaient jamais survenus. Il se félicite de n’être point entré dans l’établissement aux côtés de Per Hansen, en observant, rencognés dans leurs fauteuils, deux des agents du Mossad.
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