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Haut Atlas, Asni, 9 juin
Suspendu par les phalanges, le grand maître Per Hansen évalue avec circonspection la hauteur qui le sépare du sol. « Hum, ça devrait aller ! Le sol a l’air plat et apparemment il n’y a pas de pierres », se rassure-t-il avant de lâcher prise.
Il atterrit souplement sur ses genoux fléchis. À son grand soulagement ni rumeur ne s’élève, ni mouvement ne se manifeste, du côté opposé de la bâtisse : les ravisseurs n’ont pas, semble-t-il, détecté sa fuite. Ayant chaussé ses babouches, il s’éloigne vélocement vers un bosquet de genévriers thurifères afin de se mettre à couvert.
Tapi sous l’abri des conifères multi-séculaires, il entrevoit devant la dār[1] où il était détenu un véhicule tout-terrain dont la carrosserie sombre miroite à la clarté de l’astre déclinant. « Si je m’en emparais, ça faciliterait ma fuite, envisage-t-il… Non, trop bruyant, trop risqué… Et puis la clé de contact, ils doivent l’avoir avec eux… Je ne dois décidément compter que sur mes jambes pour me tirer d’ici ! »
Les cieux se sont peu à peu éclaircis. « Il ne doit pas être loin de six heures, estime Per Hansen, bientôt il fera jour… Il est grand temps de déguerpir. » Sur ce sage constat, il se hâte, par un bref détour dicté par la prudence, de rejoindre le chemin caillouteux qui dessert la bâtisse. En dépit de ses nombreuses sinuosités, la piste se dirige sommairement vers le nord, ce qui ne manque de réjouir le fugitif. « Marrakech, quarante kilomètres… Seulement ! » se dit-il en manière d’encouragement. Maîtrisant mal la marche rapide en babouches, il lui arrive plus d’une fois de trébucher sur les inégalités du terrain, mais, au fur et à mesure de sa progression, acquiert quelques rudiments de technique qui lui permettent d’accélérer le pas. Comme il dévale la piste, il reste toutefois aux aguets, prêt à bondir derrière les rochers qui parsèment ses abords au moindre ronflement de moteur. Mais rien de tel ne survient. Au bout d’une heure de marche, il atteint sans encombre la lisière d’un hameau où il croise une fillette matinale pressant un troupeau de chèvres.
- Marrakech ? la questionne-t-il en indiquant la direction du nord d’un geste de la main.
La gamine, au départ apeurée par l’apparition de ce nsāri[2] en babouches mais convaincue finalement qu’il ne s’agit que d’un randonneur égaré, lui bredouille de vagues indications.
- Ed-douwwār Tizi Oussem, et-trīk Asni. Asni tāksi Marrakch[3].
Hansen comprend qu’il se trouve dans un bled dénommé Tizi Oussem, qu’une piste conduit à Asni. Depuis cette bourgade, un taxi pourra le conduire à Marrakech. « Super ! », se dit-il, avant de réaliser qu’il n’a pas un dirham en poche pour s’acquitter d’une course en taxi. Confiant dans sa bonne étoile qui ne l’a jusque-là trahi, il ne s’en préoccupe outre mesure. Après avoir remercié d’un geste amical sa providentielle guide, il se remet en chemin et traverse le hameau encore endormi. Alors qu’il dépasse ses dernières habitations, un lointain vrombissement le met en alerte. Il s’apprête à s’accroupir à l’abri d’un muret afin de se soustraire à la vue de ses ravisseurs lorsqu’il entrevoit, venant dans sa direction, une camionnette sans âge dont la plate-forme supporte un entrechoquement de casiers de bouteilles. Parvenu à sa hauteur, le véhicule stoppe en produisant une série de cliquètements, de grincements et de crépitements. Son chauffeur interpelle bruyamment le piéton désorienté.
- Es-salām ali-koum, la bāss ? Où tu vas mon ami…? Asni…? Je livre au douwwār, cinq minoūt. Après je t’emmène.
- Choukrane ! remercie le fugitif, plaçant l’un des rares mots arabes qu’il possède à son vocabulaire. Je t’attends ici.
Un quart d’heure plus tard, le livreur sur le chemin du retour l’embarque dans son tacot. Per Hansen aimerait profiter de la quiétude de l’aube pour méditer devant les grandioses paysages de l’Atlas, mais son chauffeur ne lui en laisse guère le loisir. Autant volubile qu’il est indiscret, il abreuve sans trêve le grand maître danois de questions auxquelles ce dernier répond de manière évasive et décousue.
- Almāni[4] ? Tu viens du Toubkal ? Où est ton sac ? Quel hôtel Marrakech…?
Durant les rares moments où se tarit son flot cordialement inquisiteur, il augmente le volume du radiocassette d’où s’échappent les vocalises d’une interprète de chansons populaires sirupeuses, ne laissant nulle place au silence.
Comme ils parviennent aux faubourgs de la petite ville d’Asni, Per Hansen a la soudaine idée, qui singulièrement ne lui était venue jusque-là, de se rendre au poste de police.
- Où est la police ici, tu peux me montrer ?
- La boulīss ? Pourquoi tu veux voir la boulīss…? interroge le livreur de boissons, légèrement inquiet en entendant ce mot. Ah ! Je sais, on t’a volé. Le sac, le floūss, le paspor, wālou ! Tu as le burnous et les babouches, c’est tout ! ma kayne mouchkil, je t’emmène aux jadarmi[5] !
Sans plus tarder, l’obligeant chauffeur conduit Hansen devant le bâtiment de la Gendarmerie nationale. Avant d’y pénétrer, le grand maître s’assied quelques instants sur un grossier banc de pierre afin de peaufiner un scénario plausible qu’il exposerait à la maréchaussée locale. « Peut-être ne parlent-ils que l’arabe…? Non, impossible, il y a sûrement des gradés qui connaissent le français, peut-être même l’anglais, c’est une région touristique… Je ne vais pas leur raconter que j’ai été kidnappé, ils ne me croiront pas, je vais perdre du temps. Alors quoi ? L’important c’est que je puisse téléphoner au plus vite, rassurer Boris, il doit être près de midi… Tiens ! Le livreur a tout de suite pensé qu’on m’avait volé. Pourquoi pas ? C’est assez plausible, ça doit arriver, ce n’est pas aussi bizarre qu’un kidnapping, ils n’auront aucune raison de douter, je leur demanderai de pouvoir téléphoner à l’hôtel… »
Après qu’il a fourbi les derniers détails de sa déclaration mensongère, il relève la tête pour faire face à une dizaine de regards enfantins braqués sur sa personne aussi curieusement affublée. Il se sent un peu ridicule et fait mine de chasser les galopins, puis grimpe dans la foulée le perron de la gendarmerie. Un planton en uniforme et au français impeccable l’accueille réglementairement.
- Bonjour Monsieur ! Gendarmerie nationale à ton service ! Quel est l’objet de ta venue ? le questionne-t-il en esquissant un salut militaire.
- Je désire voir le commandant, on m’a volé toutes mes affaires, déclare Hansen sans plus de précisions.
- Ennuyeux, ennuyeux… Présentement, le caïd[6] est parti déjeuner, il sera là à quatorze heures, lui répond le gendarme, réprimant un sourire narquois à la vue de ce touriste vêtu tel un fellāh[7].
- Quelqu’un d’autre peut-être…?
- Seul le caïd a autorité en matière d’affaires touristiques. Tu dois revenir à quatorze heures.
- Est-il possible de lui téléphoner, c’est une urgence, insiste Hansen.
- Le caïd ne peut être dérangé pendant son déjeuner ! Ce n’est pas la procédure.
- Mais peut-être m’autorises-tu à téléphoner à Marrakech ? Je n’ai plus d’argent pour la cabine.
- Pas de problème pour téléphoner, mais je dois d’abord en faire la demande en trois exemplaires par la voie hiérarchique, mais comme je te l’ai signifié la voie hiérarchique est partie déjeuner.
Le grand maître a la fâcheuse impression de s’être égaré dans l’intrigue d’un scénario burlesque. Il est sur le point de perdre patience quand le gendarme, qui conserve sous son vernis militaro-administratif un brin de compassion et d’humanité, l’invite courtoisement à rester.
- Attends ici le retour du caïd, Monsieur, assieds-toi sur cette chaise, je t’en prie ! Je t’apporte le thé, patiente… « Si tu es pressé, tu es déjà mort », comme le dit un proverbe berbère.
Le changement d’attitude du gendarme réconforte un tant soit peu Per Hansen. Le thé promis lui est apporté mais il est encore à se demander par quel miracle son amphitryon s’est débrouillé pour éviter « la demande en trois exemplaires par la voie hiérarchique » que nécessiterait en toute logique ce service.
Inspiré par le proverbe, il se détend en sirotant son thé à la menthe… « Pas bêtes ces berbères, se dit-il, et même très sages. C’est comme dans une partie échecs, rien ne sert de forcer une position au risque de se retrouver mat. »
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