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Haut Atlas, 8 juin
Une minuscule embrasure, percée dans un mur d’argile banchée à trois mètres cinquante du sol, projette un losange de lumière sur la couche fruste où est étendu le grand maître Per Hansen. Au fur et à mesure que l’astre s’élève dans le ciel, la lumineuse figure progresse insensiblement vers son visage, finissant par l’atteindre.
. Au travers de la peau diaphane de ses paupières closes, il perçoit une lueur rosée qui trahit la présence du feu solaire. Avant qu’il ne recouvre une pleine conscience, sa sensibilité proprioceptive peu à peu s’éveille et des sensations de pesanteur et de fourmillement prennent possession de son corps. Enfin, lorsqu’il entrouvre les yeux, qu’un réflexe de protection contre l’aveuglement lui fait refermer aussitôt, des bribes de pensées et de souvenirs confus commencent à leur tour d’émerger. Il se figure étendu dans sa chambre d’hôtel baignée de soleil… Pourquoi fait-il déjà si chaud…? Comme c’est étrange, je ne me suis pas réveillé… et Boris… pourquoi ne m’a-t-il pas attendu…? Mais… que m’est-il arrivé ? Cette ultime question déclenche alors son complet réveil.
Gud ! Qu’est-ce que je fiche ici ! s’exclame-t-il, en découvrant avec stupéfaction la pièce austère dans laquelle il se trouve. Son dernier souvenir est de s’être étendu dans son lit à la suite d’une fructueuse séance de préparation avec Boris, durant laquelle ils ont intensément travaillé une ligne de la sicilienne dragon prometteuse pour les noirs. Il ressent l’impression d’avoir profondément et longuement dormi, ce que confirme un soleil à son zénith. Il a chaud d’ailleurs et s’empresse de retirer ce curieux vêtement à capuche dont quelqu’un l’a affublé… Un burnous, reconnaît-il, en palpant le rêche tissu. Pour le protéger sans doute du froid de la nuit… Du froid ? Il fait doux à Marrakech en juin, même la nuit… A-t-il été alors emmené contre sa volonté dans un endroit situé en montagne ? Il amorce le geste de lire l’heure à la montre qu’il ne quitte jamais, mais sa précieuse Breitling Superocean, offerte en son temps par Olga, n’est plus à son poignet. Sans elle, il se sent bizarrement nu et encore plus démuni.
Sa prison - comment peut-il désigner autrement cet endroit ? - est assez vaste et haute de plafond. Elle ne possède d’autres ouvertures que cette embrasure, au travers de laquelle se faufile un parcimonieux rai de soleil, et une porte faite d’épaisses planches mal dégrossies, si basse qu’il lui faudrait se ployer pour en franchir le seuil. Pour l’instant il n’en est pas même question, constate-t-il en tentant de l’ébranler, sans produire d’effet autre que le sinistre cliquettement d’une chaîne qui la cadenasse de l’extérieur. Kidnappé et bouclé, tel est son pitoyable sort.
Per Hansen n’est pas homme à paniquer, la pratique régulière du jeu d’échecs à haut niveau l’a doté d’une persistante aptitude à maîtriser ses nerfs. Pour l’heure, du reste, le sort du grand maître Bronstein le préoccupe davantage que le sien propre. Il l’imagine aisément au comble du désarroi et de l’anxiété suivant la découverte de sa disparition. Il n’ose se figurer l’état de son mental, lorsqu’il se présentera tout à l’heure devant l’échiquier pour la troisième partie du match. Et pressent que la mise en œuvre de la subtile préparation qu’ils ont élaborée de concert risque fort d’être compromise par l’intrusion d’émotions négatives dans les circonvolutions cérébrales du grand maître. Mais lui-même, et pour cause, se trouve tout à fait impuissant à enrayer le cours fatal des événements.
Il fait rapidement l’inventaire de sa geôle qui ne contient d’autre mobilier que la couche sur laquelle il s’est éveillé et une table basse qui supporte un broc d’eau et un verre. Dans une encoignure, fait office de toilettes un trou circulaire foré dans le sol, encadré d’une paire de planchettes. À sa proximité, est posé un seau en plastique muni d’une anse métallique, emplie d’une eau destinée à ses ablutions.
Songeur, il se met à envisager les moyens qui pourraient le tirer de ce mauvais pas. L’évasion lui paraît utopique, hormis s’il neutralise son ravisseur au moment où, comme il l’espère, il lui apportera un repas. Il se prépare à cette éventualité, sans y croire en vérité face aux questions insolubles qu’elle entraîne. L’homme sera-t-il armé ? Seront-ils plusieurs ? Où fuir, comment…? Il s’aperçoit en outre qu’en guise de vêtements, il ne possède que son caleçon, son tee-shirt – siglé Gausdal 2000 – The Millennium Chess Tournament - et le burnous bien sûr. Il pourrait chausser la paire de babouches qui ont été déposées près de son grabat, mais conçoit difficilement une évasion en un tel équipage, peu approprié à une course ventre à terre.
Ces réflexions ne l’amenant à rien de concret, Per Hansen se résigne à attendre, guettant d’éventuels bruits extérieurs qui pourraient tout du moins lui fournir des indices sur la localisation de sa geôle. Un âne qui brait, des chèvres qui béguètent, un torrent qui chante en cascade, un appel de muezzin qui se répercute en écho, confirment ses premières impressions : c’est bien dans la montagne qu’il a été acheminé. Dans un village ? Non, sans doute, il entendrait aussi des voix humaines, imagine-t-il. Une maison isolée, alors, afin de le soustraire à la curiosité de voisins... Les premières montagnes sont assez loin de Marrakech, une quarantaine de kilomètres au sud peut-être, se souvient-il brusquement. Il tente de visualiser la carte routière protégée par un sous-verre qu’il a examinée la veille dans le hall de l’hôtel. Oui, c’est ça ! Elles s’appellent l’Atlas… certains sommets dépassent les quatre mille mètres. Il a aussi enregistré dans sa mémoire ces deux rubans rouges – des routes ! - qui franchissent des cols du Haut Atlas, pour rallier les localités établies dans les contreforts sud de la chaîne.
Le faisceau d’éléments sonores en provenance de son environnement ainsi que ses réminiscences floues de la topographie du sud marocain lui permettent de grossièrement situer sa prison. Sur l’instant, cette trouvaille lui procure un sentiment de petite victoire, bien qu’il ne s’en trouve guère avancé pour autant.
Il est temps à présent qu’il s’attelle à la résolution de la principale énigme, résumée en deux questions élémentaires : Qui…? Pourquoi…?
Qu’on l’ait enlevé, lui… Per Hansen, en l’exfiltrant de sa chambre, puis de l’enceinte de l’hôtel, à l’insu des centaines de personnes qui y résident et y oeuvrent, est si invraisemblable qu’il se trouve dans l’incapacité de formuler la moindre hypothèse sensée quant à l’identité et aux motivations de ses ravisseurs. Sitôt qu’elle lui vient à l’esprit, lui paraît peu plausible celle d’une capture par des fondamentalistes islamistes dans le but d’obtenir une rançon en échange de sa libération. S’il conçoit que puisse être perpétré un tel crime à l’encontre d’Occidentaux, il estime toutefois que des cibles plus accessibles ne manquent pas à Marrakech alors que la saison touristique commence de battre son plein. Les risques que comporterait son rocambolesque enlèvement dans un hôtel de luxe étroitement surveillé infirment définitivement à ses yeux l’éventualité d’une prise d’otage fomentée de l’extérieur par des affidés de al-Qaeda in the Islamic Maghreb ou autres jihadistes. Cette éventualité écartée, il en déduit que son rapt ne peut qu’être corrélé à l’événement dont il est partie prenante : le Championnat du monde d’échecs. Mais dans quelle intention ? Nuire à Boris, certainement… À travers sa personne, c’est le grand maître qui est visé, ceux qui l’en ont éloigné savent pertinemment que Bronstein sans Hansen c’est comme un alpiniste privé de son compagnon de cordée à l’attaque d’une voie escarpée.
Le flot tumultueux et désordonné de ses pensées est brusquement endigué par le remuement de la sinistre chaîne. La courte et massive porte s’entrouvre sur deux silhouettes. La première reste à l’extérieur, dissimulée dans la pénombre d’une pièce attenante, la seconde, vêtue d’une djellaba et le bas du visage masqué par un pan du chèche enroulé autour de son crâne, pénètre mi-courbée dans la geôle, chargée d’un plateau qu’elle débarrasse sur la table basse sans proférer la moindre parole. Aux vêtements qu’ils portent, lui et son comparse dans l’ombre, Hansen se figure qu’ils sont Marocains. Lorsque son hôte s’apprête à s’en retourner, il tente d’obtenir un embryon d’explications sur le sort qui lui est réservé en le questionnant avec ses rudiments de français – il sait que la langue des anciens colonisateurs est encore comprise par de nombreux Marocains. L’homme ne semble saisir sa demande, il l’écarte d’un geste évasif qui peut aussi bien signifier je ne sais pas que plus tard.
Ce ne sont que des hommes de mains, en conclut Hansen, ils doivent prendre leurs ordres d’un chef ou d’un commanditaire qui je l’espère viendra plus tard me rendre visite.
La faim le torturant depuis un moment, le grand maître danois se réjouit, en dépit de son destin funeste, de la frugale collation qui lui a été servie, accompagnée d’une replète théière. Il rompt le pain de semoule bosselé et brûlé par endroits, pour le tremper dans le bol de bissara. À la fin de son repas, il se verse une rasade de thé à la menthe. Réconforté par cette prosaïque nourriture, il abandonne provisoirement toute velléité de trouver une issue à sa triste condition de captif. Tout en sirotant son breuvage à petites lampées, il pétrit entre ses doigts la mie du reste de kessra, occupation machinale qui se transforme bientôt en un façonnage de minuscules et rudimentaires pièces d’échecs. Égaré dans ses songes, il s’abstrait momentanément de son infortune pour se projeter dans son rôle de secondant du grand maître Bronstein. Vérifions encore une fois les variantes… se dit-il, alors que lui revient en mémoire la laborieuse préparation de la veille. À la hâte, il trace alors du manche de sa cuillère un quadrillage sur le sol d’argile, sensé figurer un échiquier. Les pièces noires maintenant… Des gouttes de thé se sont répandues sur le sol, avivant sa couleur ocre. Ah, voilà mon matériau ! jubile-t-il en prélevant à l’aide de son outil improvisé quelques parcelles d’argile ameublies par le liquide. Patiemment, il modèle dans la glaise son armée miniature, puis aligne les seize figurines noires sur les deux premières rangées de l’échiquier qu’il a gravé sur le sol. Il fignole ensuite les seize pièces blanches ébauchées dans la mie de pain avant de les placer en vis-à-vis des premières. Cette minutieuse activité qui l’a occupé un long moment lui a permis d’enrayer la valse des vaines questions qui tournoyaient dans son esprit. Trois heures durant, il n’a dorénavant d’autres préoccupations que l’exploration systématique des variantes de la sicilienne dragon, attaque Rauzer, s’efforçant d’améliorer encore la préparation concoctée la veille.
Une brumeuse lassitude l’a finalement gagné, qui le détourne de son échiquier de fortune. Pour la énième fois, il laisse errer son regard sur les murs ocre de sa prison. Rien de nouveau, constate-t-il, fataliste… Tiens… si ! Drôle de look, ce lézard ! Il a passé sa tenue de camouflage, on dirait. Per Hansen n’a décelé la présence discrète du gecko qu’à un imperceptible mouvement de reptation, la teinte de sa peau se confondant par un phénomène d’homochromie à celle du mur sur lequel il est à l’affût. Comme il se lève pour l’approcher, le saurien en alerte se propulse vers l’embrasure pour s’évader et disparaître à sa vue. Ah ! Si j’avais ses phalanges, je pourrais aisément escalader ce mur et me hisser là-haut ! songe-t-il. L’escapade du reptile ravive son désir d’évasion. Cette ouverture n’est pas bien grande, c’est certain, cinquante centimètres de côté peut-être… Je suis sûr que le pourrais y glisser mon corps… Mais je ne suis pas ce lézard ! Et je ne pourrais jamais escalader une surface aussi lisse. Il en est là de ses divagations lorsque surgit dans son esprit aiguisé l’idée encore floue d’un procédé pour atteindre la chiche ouverture. Cette argile, elle devient souple quand elle est mouillée… Je creuserais aisément des encoches dans ce mur avec ma cuillère… rêvasse-t-il. Il se figure des sortes de marches qu’il pourrait tailler dans la surface verticale, mais de l’idée à la mise en œuvre, large est la marge… Le matelas en mousse qu’il aurait roulé et surmonté de la table basse lui feraient déjà gagner près d’un mètre, la suite ne serait sans doute qu’une affaire de patience… et de chance ! De toute façon, il ne peut rien entreprendre avant que ses geôliers ne lui apportent son repas du soir – il suppose en effet qu’ils ne le laisseront pas mourir d’inanition. Or, la pièce ne dispose pas d’éclairage. Peut-être apporteront-ils une bougie ? se prend-t-il à espérer. Sans cela, il peut dire adieu à ses doux rêves d’évasion nocturne ! En prévision, toutefois, de conditions propices à la mise en œuvre de son projet insensé, il entreprend une série d’exercices de gymnastique destinés à assouplir ses muscles ankylosés par l’immobilité. Alors qu’il est encore en sudation au terme de sa séance de stretching, survient, comme il le prévoyait, une scène similaire à celle qui se déroulait quelques heures plus tôt : le même homme, toujours affligé de son mutisme, lui servant l’identique soupe aux fèves accompagnée du semblable pain berbère. Mais également une nouvelle théière, fumante par son bec, que son gardien en djellaba permute prestement avec celle qu’il a éclusée. Il ne se hasarde cette fois à lui poser la moindre question, devinant par avance qu’il n’en obtiendrait nulle réponse. Dès son imperturbable geôlier retourné à ses occupations, il fond sur son dîner. L’homme ne lui a laissé de lumière…
Le crépuscule est à présent survenu et les ténèbres envahissent le cachot. Dépourvu d’éclairage, Per Hansen désespère de mettre son plan à exécution. Pourtant, alors qu’il s’est étendu sur son grabat, gagné par une torpeur dépressive et un profond sentiment de déréliction, une clarté pointe à l’horizon de l’embrasure de l’évasion. Instantanément sur son séant, il se hisse ensuite sur la pointe des pieds afin d’en identifier la source. Sans encore l’apercevoir, il devine un lever de pleine lune qui lui livre matière à s’orienter. Elle se lève à l’est, donc le nord est par là… Et aussi la direction de Marrakech ! rêve-t-il.
Bientôt, le disque du satellite s’encadre dans l’ouverture pour inonder la pièce de sa laiteuse lueur, en dévoilant les moindres recoins. Per Hansen en puise un raffermissement de sa motivation qui l’incite à s’employer activement aux préparatifs de son plan. Il doute que ses gardiens ne reviennent lui rendre visite avant le lendemain, si l’inverse inopinément advenait, il serait dans l’incapacité de dissimuler sa tentative d’évasion. Il n’a pas le don de son inspirateur aux phalanges adhésives pour se fondre dans l’invisibilité d’un mur !
Le grand maître fait preuve de prudence et de patience. Il s’inflige encore une demi-heure d’attente, à guetter d’éventuels signes de veille en provenance de la pièce attenante, en même temps qu’il récapitule mentalement les phases de sa proche escapade. Il inventorie également les outils à sa disposition : une théière, une cuillère en inox, un bol, un verre, une carafe. Il élimine d’emblée les trois derniers objets, dont il n’aurait l’usage, et se retrouve avec une panoplie fort maigre. Ce seau, je l’avais oublié, son anse pourrait m’être utile, c’est de l’acier on dirait. Il se demande comment la désolidariser du contenant en plastique qu’elle crochète… À moins carrément de casser le plastique… Cela risque de s’entendre, je vais faire un test avant tout autre préparatif. Le matériau n’est guère résistant, à la troisième torsion imprimée par la poigne du grand maître, il cède avec un claquement sec. Hansen regagne à la hâte sa couche et retient son souffle… Rien ne se passe. Il attend quelques minutes encore avant de reprendre son activité de désossement.
L’heure est arrivée… Juché sur son échafaudage improvisé, il hisse son bras alourdi par la théière afin d’atteindre un point le plus haut possible. Le bec de celle-ci déverse un torrent de liquide encore tiède le long du mur, dans lequel il s’efforce aussitôt de tailler ses minuscules marches. Il réitère à une dizaine de reprises l’opération, en ménageant des temps de séchage entre chacune d’elles. Pour s’équilibrer durant sa progression verticale, il a l’idée de se servir de l’anse métallique qu’il ancre précairement dans l’argile amollie. Trois heures d’efforts plus tard, l’œuvre est accomplie : deux séries d’encoches parallèles lui ouvrent la voie de la liberté.
Il emporte avec lui ses seuls biens, le burnous qu’il revêt et la paire de babouches qu’il plaque sous la ceinture de son caleçon. L’escalade se révèle scabreuse et donne lieu à quelques essais infructueux, puis, une certaine habileté lui venant, se transforme en une progression régulière par degrés qui le hisse à l’embrasure. Après s’être contorsionné pour y faufiler son corps, Per Hansen émerge à l’air vif de l’aube naissante.
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