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Nuit du 7 au 8 juin
La nuit même, l’escouade de policiers prend ses quartiers à l’hôtel Atlas Souss. Le directeur a obligeamment accédé à la requête du commissaire et leur a réservé deux chambres doubles au cœur des zones à surveiller. Aux alentours de vingt-trois heures, le quatuor se sépare. Les inspecteurs Belali et Idrissi grimpent les deux étages qui mènent à leurs appartements situés dans l’aile nord en même temps que le commissaire Benmansour et le brigadier Benhaddou se dirigent vers l’aile opposée pour rejoindre les leurs.
Dans l’ascenseur qui les hisse au troisième étage, le commissaire transmet au brigadier les informations qu’il détient concernant l’occupation des chambres.
- Le grand maître Rezvani est dans la 353, son secondant, le maître Adani dans la 355, qui lui est contiguë, les prétendus coaches partagent la 357, tandis qu’en face les deux attachés ministériels, l’officier et le président de la fédération occupent les chambres 354 à 360… Le directeur nous a attribué la 370, la seule qui était disponible à l’étage.
- inch Allāh ! On a la baraka, ssi Abdelaziz ! La seule disponible…! Et pour les chambres des Persans, ma kayne mouchkil, j’ai tout enregistré… là-dedans, fait-il en se tapotant l’os temporal de son index. Pas de notes, pas de traces, tel est mon principe, ajoute-t-il fort sérieux, croyant flatter le commissaire en adhérant à ses tics de langage.
Le bruit de leurs pas amorti par un somptueux tapis berbère, ils parcourent le couloir d’une extrémité à l’autre sans croiser âme qui vive. Parvenus à la hauteur des chambres iraniennes, ils tendent instinctivement l’oreille, sans toutefois détecter d’autres indices d’activité que de paisibles ronflements.
Comme ils sont en train de s’installer, le brigadier Benhaddou, inaccoutumé aux fastes d’un cinq étoiles, ne manque de s’extasier sur le confort et le luxe de leur chambre, tel un enfant à qui l’on aurait offert un jouet merveilleux. S’attardant sur des détails qui passent inaperçus aux yeux du commissaire – on ne le surnomme Œil de faucon sans raison - il le prend bruyamment à témoin à chaque nouvelle découverte.
- chouf cette salle de bains ! C’est pas une baignoire ça, c’est une piscine ! Et ces robinets en or, t’as déjà vu ça, toi ? Et ce tapis dans la chambre, c’est un r’bati, non ? Les plus beaux et les plus chers des tapis ! Et tout ça aux frais de la princesse… choukrane, ssi Abdelaziz !
Benmansour esquisse un sourire indulgent aux élans euphoriques de son brigadier puis tente, si possible est, de brider son enthousiasme.
- Du calme, Ahmed. Profite, mais n’oublie pas que si on est là, c’est uniquement pour les besoins du service. Ce ne sont pas des vacances, on est en opération spéciale.
- āh, je sais, j’oublie pas… Oh ! chouf cet éclairage, tu tournes un bouton et tu peux l’augmenter ou le diminuer comme tu veux, ça c’est vraiment ce qu’on fait de plus moderne, ça ! Et la télé, chouf, écran plasma et toutes les chaînes satellite, continue-t-il en tripotant la télécommande avec ravissement, et ce…
- Chut ! Tu vas finir par nous faire repérer, tempère son supérieur.
- la ! C’est insonorisé, chouf cette porte capitonnée, c’est du cuir ! Oh ! Et ce dressing ! avec tous ces cintres pour les costumes des sīdi et les robes des lalla et ces…
Le commissaire, gagné par la lassitude, renonce à poursuivre la stérile joute. Il s’empare d’un Fanta orange dans le minibar avant d’aller se réfugier dans la salle de bains, abandonnant le brigadier Benhaddou à son puéril et interminable inventaire. Comme il est sur le point de prendre sa douche, il l’entend encore l’interpeller.
- Et ce petit frigidaire rempli de canettes de soda…! Le frigidaire, ssi Abdelaziz, on peut se servir, c’est gratuit ça aussi ?
Les inspecteurs ont durant gagné leur propre chambre, la 220, au cœur du secteur hébreu. Ils sont convenus de faire un quart : Driss veillera de vingt-trois heures à trois heures, Fouad le relaiera ensuite jusqu’à sept heures. Ils ne présagent d’aucun événement exceptionnel qui pourrait survenir au cours de la nuit, c’est la seule conscience professionnelle qui dicte leur vigilante conduite.
À l’heure prévue, l’inspecteur Belali éveille son collègue qui, encore ensommeillé, s’extirpe tel un automate de son lit douillet.
- Rien à signaler, Driss ?
- Non, c‘est le calme plat. J’ai fait deux incursions dans le couloir, à minuit et demie c’était encore allumé chez Bronstein, de la lumière filtrait sous la porte. Il devait préparer sa partie. À deux heures, c’était éteint.
- Bien, va dormir, tu dois être crevé après cette longue journée… līla saīda !
Idrissi s’installe dans un fauteuil qu’il a traîné dans le vestibule et à la lueur de sa lampe frontale s’attelle à la résolution de sudokus diaboliques, exercice radical pour le tenir en éveil jusqu’à l’aube.
Vers quatre heures, il perçoit une confusion de bruits en provenance du couloir. Fort intrigué, il s’empresse d’enfiler sa veste, entrouvre la porte, puis se hasarde avec toutes les précautions requises à jeter un œil à l’extérieur. Le corridor baigne dans la pénombre, à peine éclairé à ses confins par la source lumineuse verdâtre des appliques signalant les issues de secours. Cette faible clarté suffit pourtant à lui dévoiler l’extravagante scène de deux silhouettes en djellaba coltinant un fardeau indistinct. Un corps, spécule-t-il, gagné par le trouble… Désemparé, l’inspecteur hésite quelques instants sur la conduite à tenir avant de décider en toute sagesse de s’allier le renfort de son collègue. Il n’a pressenti l’homme qui, à pas de félin, s’approche derrière son dos… Au moment où il s’apprête à réintégrer sa chambre, un coup violent lui percute l’arrière du crâne qui le fait choir sur les genoux puis basculer sur le flanc. Avant qu’il ne perde connaissance, son esprit obscurci enregistre en une fraction de seconde la vision surréaliste d’une paire de baskets Kenzo, émergeant des plis d’une djellaba, qui foulent le tapis près de son visage.
Les effets de la dose de Propofol injectée par son agresseur commencent de s’estomper. Une douleur lancinante martèle l’occiput de l’inspecteur Idrissi, qui progressivement reprend conscience. Son premier réflexe est de porter la main à l’arrière de sa tête pour estimer l’état de la blessure qu’il y devine, mais à peine effleure-t-il le douloureux hématome qu’augmente sa souffrance. Ses doigts qu’il promène ensuite sur sa nuque lui révèlent la présence de coulées de sang séché qui ont souillé jusqu’au col de sa chemise blanche immaculée. Une pensée lui traverse incongrûment l’esprit quant au procédé pour réparer les dégâts. Comme si c’était le moment de penser à ça ! se fustige-t-il avant de se pencher plus raisonnablement sur sa précaire situation.
Il est adossé de guingois contre un mur. À deux reprises il échoue à se redresser mais y parvient à la tentative suivante, son corps ayant recouvré quelque vigueur. Fort aise de s’apercevoir qu’il n’est point entravé, il explore ses poches en quête de son téléphone cellulaire. Dans les profondeurs de la première ses doigts palpent la forme familière de son arme de service, de la seconde il extrait son mobile. Avant de s’en servir, il tâte la poche intérieure à travers le tissu de sa veste afin de vérifier que s’y trouvent encore son porte-cartes et son insigne. Pleinement tranquillisé, il s’apprête à composer le numéro de Benmansour en appuyant sur la touche de prise de ligne, mais, à sa déconvenue, l’appareil ne manifeste les réactions espérées : ni bip, ni non plus de rétro éclairage qui lui permettrait de prendre connaissance de son environnement. Je l’ai pourtant chargé hier soir… La batterie ! Ils m’ont piqué la batterie, ces salopards ! constate-t-il furibond, après avoir ouvert la coque du mobile. L’idée lui vient de consulter sa montre à chiffres luminescents. Six heures quinze… Ça fait donc plus de deux heures que je croupis dans ce trou à rats !
L’endroit où il a été jeté baigne dans une complète obscurité qui empêche l’inspecteur de l’identifier précisément. Faisant preuve de bon sens, il préfère attendre que s’améliore son état léthargique avant de se lancer dans une exploration à l’aveuglette. Pour l’heure, il reste assis sur le sol carrelé, tâtonnant autour de lui en quête de premiers indices. Ce faisant, il bouscule sur sa gauche un seau en fer qui heurte le carrelage en résonnant douloureusement dans son crâne. Sa main droite empoigne de son côté les poils d’un balai-brosse dont il fait par inadvertance choir le manche sur son crâne meurtri, maladresse qui avive sa douleur. Ouille ! el dīne oumm-k ! éructe-t-il au comble de l’exaspération. Ah, j’y suis ! Ils m’ont flanqué dans un local de nettoyage, ces porcs !
Peu à peu, sa vision s’accoutume à la pénombre. Face à lui, il distingue un rectangle formé de quatre minces rais qui lui laisse deviner les contours d’une ouverture. Attiré comme un phalène par la lumière, il s’enhardit à une précautionneuse reptation soutenue par les coudes et les genoux en direction de l’issue potentielle, puis, parvenu à ce qu’il devine être une porte, se met à y tambouriner de ses poings encore faibles. Se passent de longues minutes, qui lui paraissent durer un siècle, au cours desquelles il réitère ses SOS à fréquence régulière, avant qu’il n’ouït enfin le cliquetis salvateur d’une clé tournant dans la serrure. Lorsque s’entrouvre la porte, le soulagement qui détend ses traits n’a d’égal l’ébahissement qui écarquille les yeux de l’inspecteur Belali et du garçon d’étage. L’inspecteur Idrissi a peu après la brumeuse conscience d’être acheminé dans un couloir par de robustes bras. Une fois déposé sur son lit, il sombre dans le sommeil.
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