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Yitzhak, alias Jesus Manzanares, directeur import-export, a emboîté le pas de Per Hansen, l’homme qu’il est chargé d’avoir à l’oeil. La fiche de profilage, que leur a fournie un haut responsable du Shin Beth la veille de leur départ de Tel-Aviv, le présente comme l’entraîneur danois du Champion du monde d’échecs Boris Bronstein. Elle indique, d’une part, que l’homme est une pièce essentielle pour la défense du titre et doit en conséquence faire l’objet d’une surveillance constante, d’autre part, qu’en dépit de ses sympathies avérées pour la cause palestinienne, aucun indice ne permet de soupçonner qu’il puisse faire défection, et moins encore trahir le grand maître israélien, lui-même militant de la paix. La fiche mentionne à l’appui des liens d’amitié entre les deux grands maîtres que ne saurait entamer quelque considération que ce soit. Elle porte un ultime avertissement quant à la probabilité que l’entraîneur soit pris pour cible par les Iraniens.
Hansen ne flâne pas, en moins de vingt minutes il avale les deux kilomètres qui séparent l’hôtel Atlas Souss de la célébrissime place de Marrakech. À trente ans passés, il a sillonné l’Europe de long en large, s’engageant dans la plupart des tournois du circuit continental et subsistant grâce aux primes qu’il pouvait y glaner. Il a aussi traversé l’Océan pour participer à une série de compétitions en Amérique du Nord, période au cours de laquelle il a connu le grand maître féminin russe Olga Petrova et s’est établi avec elle à Brooklyn, NYC. Il n’a, en revanche, jamais foulé les terres africaine et asiatique. Parmi le flot de sensations qui l’assaillent, alors qu’il s’apprête à traverser l’avenue Mohammed V pour s’acheminer vers la place Jemaa-el-Fna, la plus intense est celle d’un tumultueux affairement tel qu’il n’en a auparavant connu. Il s’engage avec précautions sur le pavé de la large artère, dans l’espoir d’une brèche où s’engouffrer pour rejoindre en toute sécurité le trottoir opposé, mais se rend promptement compte que la densité et l’anarchie du trafic ininterrompu imposent plutôt de slalomer au pas de course au coeur de la marée motorisée. Après quelques frayeurs provoquées par le frôlement de vélomoteurs assassins, il parvient sur la rive salvatrice. Un instant plus tard, il longe le square Foucauld où stationnent un alignement de calèches en attente de clientèle. Des effluves de crottin lui chatouillent les narines, bientôt relayées, comme il parvient sur la place, par de plus suaves fragrances d’agrumes et d’épices.
L’agent du Mossad a perdu trace de son homme ! Alors qu’il le suivait à une vingtaine de mètres en arrière dans la traversée du square contigu à la Koutoubia, il l’a entrevu, après quelques secondes d’hésitation sur le bord du trottoir, se précipiter contre toute attente au milieu de la circulation. Puis, l’a aperçu s’éloigner à grands pas en direction de la place pour irrémédiablement disparaître au sein de la foule, tandis que lui-même, semé comme un débutant, s’efforçait d’affronter à son tour l’infernal trafic de l’avenue Mohammed V.
Totalement désorienté par ce qu’il ressent comme un désastreux échec, l’infortuné Yitzhak cherche en vain une solution à son problème… Des perles de sueur commencent de dégoutter sur ses tempes que la chaleur encore modérée ne suffit seule à justifier. Une sourde angoisse l’étreint : il a failli à sa première mission de confiance, ce que son chef ne pourra certainement tolérer. Il se voit déjà écarté des opérations sur le terrain et relégué des années durant aux fins fonds des territoires occupés pour crypter des messages dans un obscur bureau de transmissions… De la poche de sa veste il extrait piteusement son smartphone dans l’intention de prévenir Moshe, le responsable de l’opération Shah mat, mais se ravise sur le champ, mû par le fol espoir de retrouver son Danois. Il commence alors d’arpenter avec fièvre la place, fendant en toute indifférence une foule compacte de chalands et de touristes, de mendiants et de voyantes, de serpents apathiques et de singes en couche-culotte, de bateleurs avisés et de commerçants besogneux. Une prospection brouillonne qui le laisse bredouille… Longeant pour la seconde fois Le Grand Balcon du Café Glacier, lui vient la lumineuse idée de profiter d’une position dominante pour affiner ses recherches. Il s’installe à la terrasse panoramique, commande un Pepsi-Cola et, braquant aussi discrètement que possible ses jumelles, entreprend de scruter méthodiquement tous les recoins de la place, en quête d’un homme blond, de haute taille et de type nord-européen.
S’il s’est aventuré dans le dédale des souks, c’est foutu, s’inquiète Yitzhak, jamais je ne le retrouverai… Sa montre qui affiche onze heures quarante-cinq le rassure toutefois. Non, impossible, il n’aurait pas le temps de rentrer à l’hôtel… Il doit être encore dans le secteur.
Il le repère enfin. Du côté de la place opposé à son poste de guet, son gibier sort d’une échoppe à la façade joliment encadrée de guirlandes de babouches multicolores. Un paquet glissé sous le bras, il se dirige d’un pas décidé vers le kiosque situé à l’angle nord-est puis, sa liasse de journaux en poigne, va s’attabler à la terrasse du Café de France.
Ouf ! Chaude alerte ! Je l’ai échappé belle…soupire l’agent israélien, résolu à ne souffler mot de ses déboires, ni à Moshe, non plus qu’à Sami et Noah, ses deux autres équipiers.
Une question irritante continue pourtant de le tarauder : Per Hansen l’a-t-il volontairement semé, comprenant qu’il était filé, ou n’a-t-il échappé à sa surveillance qu’en raison de circonstances fortuites ?
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