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Photo du rédacteurL'Échiquier du Roy René

Pions empoisonnés : Episode 10


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7 juin


Le jour est à peine levé que, déjà, le grand maître Per Hansen est sur pied. Après avoir enfilé le peignoir et chaussé les babouches mis à la disposition des clients, il gagne le couloir pour aller tambouriner à la porte de la chambre voisine dont l’occupant laisse passer quelques secondes avant de réagir.

- Per ? I’m ready… I’ll be right there… profère la voix sonore de Boris Bronstein, couvrant le gargouillis d’une douche.

Quelques instants plus tard, les deux hommes dévalent les volées de marches qui conduisent dans le hall de réception carrelé de zelliges, puis se dirigent vers la piscine désertée pour y piquer une tête matinale. Après avoir brassé avec vigueur durant un bon quart d’heure, ils s’allongent sur des transats pour s’abîmer dans une contemplation silencieuse du minaret de la Koutoubia dont, sous la caresse des premiers rayons, étincellent les globes dorés.


La veille au soir, tout en digérant leur tagine d’agneau, ils s’appliquèrent à l’échiquier jusqu’à une heure tardive tandis que moulinaient sans répit leurs ordinateurs portables. À la deuxième partie, Bronstein jouerait avec les blancs. Assisté de son secondant, il peaufinait une préparation destinée à prendre une fois de plus son adversaire au dépourvu. Le logiciel Rybka tournait, disséquant la partie de la veille. De temps à autre, les deux grands maîtres interrompaient leurs cogitations pour prendre connaissance des verdicts affichés sur l’écran, qu’ils émaillaient de leurs commentaires : Là, tu aurais dû jouer e5 sans temporiser… Après ce coup, il était légèrement mieux… À ce moment clé, j’ai raté le coche alors que j’aurais pu égaliser…Ce saut de Cavalier en d4, c’était le meilleur coup pour maintenir l’avantage…

Mais tout ceci appartenait déjà au passé… Ils délaissèrent l’analyse post mortem pour se pencher une fois de plus sur l’échiquier dans la perspective de la partie du lendemain. Ils esquissaient des variantes en manipulant agilement pions et figures, tandis qu’au fur et à mesure, Bronstein enregistrait mentalement les schémas et motifs qui se dessinaient, mémorisait les voies complexes amenant des configurations favorables.

Tous deux engloutissaient force verres de thé à la menthe, ce qui contribuait à les maintenir en éveil et dans un état d’excitation mentale propice à l’analyse. À l’heure où la théière fut éclusée, Hansen prit congé pour regagner ses pénates. Le Champion du monde continua de mouvoir machinalement quelques pièces mais les événements de la journée commencèrent d’occuper son esprit… Un sentiment d’empathie pour son adversaire s’emparait peu à peu de lui. En dépit des théories à contre-courant de la norme qu’il professait, le joueur iranien était capable de tenir la dragée haute à n’importe quel grand maître, aussi informatiquement bien préparé fût-il. Il émanait de cette apparente contradiction un parfum de mystère que Bronstein aurait désiré percer. Il envisagea les opportunités de rencontrer son adversaire en-dehors de l’arène de jeu, mais conclut rapidement que ses chances étaient minces. Ils se trouvaient soigneusement maintenus à distance l’un de l’autre et Rezvani, supposait-il, était aussi étroitement encadré que lui-même. Pas moins de quatre agents israéliens avaient pris leurs quartiers au même étage. Ils campaient quasiment devant sa porte ! Si jusqu’à présent ils s’étaient tenus tranquilles, y compris lors du malencontreux incident du portrait provoqué par les dignitaires iraniens, il ne pouvait présager de leurs comportements futurs… Ses pensées se mirent à dériver... Quelle était précisément leur mission ? Se résumait-elle à la surveillance rapprochée de sa personne ? Sinon, quelles opérations préparaient-ils en secret…?

Plus tôt dans la soirée, il avait discrètement soudoyé le garçon d’étage qui apportait la théière. Un billet de cent dirhams en guise de pourboire lui avait délié la langue.

- choukrane bezzāf, ech-chrīfsīdi bizness, sbagnouli w griqouli… msa l-khīr, ā ssi Bouriss !

Bronstein n’avait aucune raison de douter des dires du garçon d’étage… Des hommes d’affaires ! Espagnols et grecs ! À d’autres ! C’était évidemment sous une identité d’emprunt qu’ils avaient été enregistrés à la réception de l’hôtel. Il avait en outre cru reconnaître en l’occupant de la chambre 202, qui faisait face à la sienne, l’un des deux hommes d’Eilat embarqués à bord du Zodiac. Il présuma qu’il s’agissait de l’officier commandant le groupe. Sans doute appartenaient-ils aux services secrets ? Secrets, ils l’étaient assurément. Aucun des ces hommes n’avait tenté de les aborder, ni Hansen, ni lui-même. Ils gardaient leurs distances. Des anges gardiens particulièrement discrets, admit-il. Mais pour quelles raisons ?

Le grand maître devait cesser de se poser ces vaines questions, auxquelles il ne découvrirait pour l’heure aucune réponse sensée. Il importait qu’il se concentrât plutôt sur son match du lendemain, qu’il prévoyait difficile. Par le biais de quelques exercices de relaxation enseignés par le docteur Benyamin, il recouvra une paix intérieure qui l’achemina vers le sommeil.


Après le copieux petit-déjeuner qu’ils ont dégusté dans le luxuriant jardin impeccablement entretenu, Bronstein et Hansen se sentent d’humeur plutôt oisive. Rien ne les presse de partir dès ce matin en exploration de la cité ocre. Ils en auront maintes fois l’occasion, croient-ils, durant leur séjour de deux semaines… En outre, le docteur Benyamin a prévu pour onze heures une séance de sophrologie destinée à préparer mentalement Boris Bronstein au combat de l’après-midi. Ayant regagné leur chaise longue, les deux grands maîtres se font apporter la presse internationale dans laquelle ils s’absorbent en silence.

Les gazouillements de passereaux de toutes espèces qui nichent dans l’enceinte verdoyante du complexe hôtelier sont, la matinée avançant, peu à peu remplacés par les piaillements de bambins pataugeant dans le petit bassin. Dérangé dans sa lecture, Bronstein constate que s’en est fini de sa quiétude. La plage de la piscine est à présent assaillie par un bataillon de bruyants vacanciers en mal de bronzage, tandis que s’affairent dans les allées et sur les pelouses environnantes une kyrielle de jardiniers. Les effluves de crème solaire tartinant les corps dénudés mêlées aux émanations d’essence de la tondeuse à gazon pétaradant à quelques mètres de lui commencent de l’écoeurer et le pressent de quitter cet endroit qui lui est soudainement devenu insupportable. Son secondant, abîmé dans les pages d’un vieux numéro de Weekendavisen, ne semble quant à lui aucunement dérangé par le vacarme environnant.

- Per ? It’s almost time…

- Mmmh…

- Hey ! Look at this man ! Over there !

- Yes… I’ve seen him before, you know…Yesterday…

Hansen lui révèle que le personnage en question, étendu sur un transat au bord opposé du bassin, était, la veille, présent dans la salle de jeu. Puisant dans ses souvenirs, il lui livre quelques précisions.

- Il est entré parmi les premiers pour se placer au deuxième rang, à quelques fauteuils du mien… Plus tard, en me retournant, j’ai aperçu un second individu qui lui ressemblait comme un frère. Celui-là ne s’est pas assis, il se tenait raide comme la justice dans le fond de la salle. C’est surtout leur look qui m’a frappé, et leur comportement bizarre, aussi. Le premier ne semblait pas du tout intéressé par la partie, je ne l’ai pas vu une seule fois jeter un œil sur l’écran. Son regard restait rivé sur le groupe des Iraniens… Je me suis dit qu’ils appartenaient au service de sécurité de l’hôtel.

- Ces types nous surveillent, nous, Per ! J’en suis convaincu. Ils résident ici même, leurs chambres sont en face des nôtres.

Pour étayer son propos, Bronstein lui fait part de ses réflexions nocturnes, sans omettre les révélations faites par le garçon d’étage.

- Ces constantes attentions m’horripilent, mais j’ai décidé de ne plus m’en préoccuper, poursuit-il. Je refuse que des pensées négatives, qui peuvent tourner à l’obsession, nuisent à ma concentration… Let’s wait and see!

- You’re right, makes sense, approuve Hansen, l’air néanmoins préoccupé.

- Well, il est presque onze heures… Je vais rejoindre Benyamin pour la séance de sophro. Tu as quelque chose de prévu d’ici le déjeuner ?

- Eh bien ! Je vais quand même aller faire un tour, j’ai envie de marcher un peu, maintenant… Peut-être jusqu’à cette fameuse place Jemaa-el-Fna.

À l’issue de leur conversation matinale, les grands maîtres se séparent, convenus de se retrouver à midi trente au restaurant international de l’hôtel.

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